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Faux chien

mercredi 6 janvier 2021

21 décembre 2020

Au volant, à l’approche d’un rond-point, moment de panique, je vois un chien sur le bas-côté, va-t-il sauter ? Il est étrangement calme, parfaitement immobile. C’est un pneu éclaté qui s’est étiré et montre comme des poils effilochés au sommet. Mon cerveau applique les corrections d’usage pour continuer la route. Une voiture autonome se serait-elle arrêtée face à ce faux chien sur le bas-côté ? Ou alors j’ai mal vu, et c’était vraiment un chien, ce faux pneu crevé, un chien qui dormait au bord de la route, ou un chien abandonné, tué d’une balle dans la tête et ses poils du crâne encore hérissés, sang séché. Qu’est-ce que j’en sais ? Qu’aurait déduit une IA ? La voiture se serait arrêtée et aurait diffusé par l’autoradio la description détaillée en prose d’un faux chien en forme de pneu crevé, puis ses réflexions sur le risque, la vie et la mort, avant de reprendre la route.

Et si quelqu’un parvenait à homologuer une voiture en forme de buisson ? Les voitures autonomes seraient perdues devant ce camouflage.

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Dans une émission de critique littéraire, que j’apprécie plus que d’autres, je ne sais pas pourquoi, et que je vais citer parce que ce qui m’a touché ce jour-là est très précis, La Dispute, sans doute plus souvent pertinente, plus détaillée, bref, avec telle ou telle voix et ce mécanisme intime de pensée qu’elle dévoile chez chacune et chacun au sujet des textes, et si l’on pouvait tomber amoureux comme ça, et vivre une idylle d’ondes, parfois je n’écoute même plus ce qui est critiqué, disputé, analysé, paraphrasé, simplement les musiques des voix, le livre que ces voix réécrivent pour en parler, celle-ci percutante d’intelligence et nuance, cette autre au sourire toujours présent mais jamais forcé, au contraire de la Reine d’Angleterre par exemple, seulement voilà parfois quelque chose bloque, ça coince, ça raconte quoi d’un coup ? En l’occurrence, quelque chose du commerce (qu’est fondamentalement devenu (quand ?) la critique (parler de ce qui parlera aux auditeurs, donner envie de lire plutôt que de parler du texte, etc.)) prend le dessus au moment où l’on s’en passerait le plus (parler pour une fois d’un texte rare). Ce qui m’a touché, donc, sur le livre d’Anne Carson où les critiques font surenchère de commentaires rassurants sur la difficulté seulement apparente du livre, le fait que ce qui est déstabilisant est au contraire bien balisé etc. Littéralement elles vendent le livre pour sa facilité et qu’il ne faut pas "avoir peur" malgré (malgré quoi d’ailleurs ?) [1] Et je ne sais pas pourquoi j’écoute des émissions à propos de livres que je pourrais jamais tous lire — en fait je sais, celle-ci je l’écoutais pour les entendre sur L’Anomalie, qu’il se trouve que je venais de lire, par curiosité pour savoir ce qu’en disait la grande critique ; et puis entendre du discours sur des livres, je ne sais pas, ça me fait réfléchir. Bref, passons. Quelle honte tout ça : rassurer le lecteur sur le fait qu’il va réussir à lire ce livre écrit en vers, ça me laisse triste, sans voix, pourquoi cet angle de lecture qui écrase toute la critique possible, toutes les lectures possibles, les discussions, les interprétations, les évocations, les entreleslignes ? S’il y a un lecteur idéal défini ici, c’est un consommateur potentiel qu’on espère, on voudrait qu’il achète, pour partager quelque chose, bien sûr — "donner envie de lire" — c’est formidable, mais attention : seulement si c’est facile à lire. Tellement facile qu’on pourrait même ne pas le lire, ça ne changerait rien, un livre ne doit pas être un obstacle. On parle d’un produit réconfortant, d’un spectacle. C’est pourtant rare, et beau, de voir un éditeur indépendant apparaître dans cette émission, une poétesse qui soit chroniquée ; mais il fallait déjà que ce soit pour un roman. Et qu’il soit simple. Conformité, standardisation, dans la volonté de critique.

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On peut dire aussi que tout ce qui est illisible ne fait pas forcément œuvre. 

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Musiques. Il doit bien exister quelque part la playlist parfaite et multidimensionnelle qui intègre toutes les musiques jamais composées dans des séries qui se suivent logiquement, sans à-coups, faisant passer du tout au tout en quelques heures et sur l’épaisseur du temps.

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Guillaume Vissac, extrait d’un entretien à lire sur Le Dactylo Méditerranéen le 3 janvier :

...une frilosité d’écriture qui conduit parfois les auteurs voire les éditeurs à plus chercher à publier le livre qu’à leurs yeux le marché du livre attend plutôt qu’à publier le livre qu’ils sont seuls à pouvoir offrir à d’autres.

[1Disclaimer perso : Je n’ai pas lu le livre, j’ai une connaissance périphérique de cette autrice du genre "je sais que je dois la lire, que je vais la lire obligatoirement un jour" mais je repousse ça comme mille autres lectures pour mille raisons différentes.

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