…atelier ouvert de Joachim Séné, écriture…
Oui, c’est bien Sarah qui est là, et c’est bien normal puisque Léo n’avait qu’elle comme raison de venir au square.
Elle a son nœud rouge préféré dans les cheveux, assorti à ses chaussures cirées. Sa robe blanche à pois sous un gilet vert et, comme toujours, elle est concentrée, elle sourit. Léo sourit aussi, mais personne ne le voit. Les feuilles tombent. Une grande distance les sépare. Léo sait qu’il devrait s’approcher, mettre un pied, puis deux, dans le bac à sable, mais rien à faire, quelque chose, dans la poitrine, l’écrase et le bloque, l’inquiète sans effacer son sourire et ce paradoxe ajoute à l’inquiétude de Léo, cela augmente son ne-pas-savoir-quoi-faire, cela le délaye dans le vent, comme s’il flottait et tombait en même temps.
Léo se demande quand elle va le voir. Elle l’a peut-être vu, mais alors Léo ignore pourquoi elle ne se retourne pas. Il s’assoit, se dit qu’il est sûrement trop loin bien qu’il ait l’impression d’être proche d’elle et, au même instant, dans la même inspiration et c’est aussi ce qui le trouble, cette opposition mêlée, il a l’impression de n’être pas dans le même bac à sable, pas dans le même jardin, pas dans la même ville. Est-ce bien Sarah ? Oui, mais que se passe-t-il alors ? L’inquiétude qui réduit sa poitrine et trouble sa respiration prend de l’ampleur. Au fond, Léo sait que Sarah l’a vu. Elle fait comme si de rien, elle persiste à l’ignorer, elle veut qu’il l’appelle, pour un seau, pour une pelle, pour n’importe quel autre signe. Elle veut paraître préoccupée, c’est comme ça que Léo perçoit qu’elle veut être abordée : il doit la déranger. Mais Léo n’ose pas déranger pas Sarah, il pense que lui, s’il avait été d’abord dans le bac à sable, il l’aurait vu tout de suite, serait allé vers elle et l’aurait accueilli tout de suite, avec toute la maladresse nécessaire et inévitable, c’est à dire avec tout ce qu’il aurait su donner.
Enfin, voilà, Léo est assis tout proche, tellement que Sarah ne peut pas ignorer sa présence, elle fera mine de le voir, c’est sûr, quand lui n’en pourra plus, ou à un autre instant aléatoire de son attente. Il a un peu trop chaud sous son pull en laine bleu ardoise.
Quelque chose se libère comme le ballon de baudruche gonflé qu’on lâche sans avoir fait de nœud, il s’échappe, l’air dedans redevient air dehors, les feuilles continuent de tomber dans ce soupir, le vent de souffler. Léo voit sa main prise par la main de Sarah et cet à peine changement le surprend, cette disparition soudaine de tout ce qui pèse, cet envol soudain, cette prise possible au vent et le sable du bac qui change d’aspect au moment où il devient accessible ; Léo y laisse ses empreintes. À genou tous les deux dans le sable, à construire ensemble un alignement de pâtés, à tracer des routes qui les contournent, à sauter par-dessus en se tenant la main, Léo respire et entend Sarah respirer.
Chuter et s’envoler, en rythme sans fin, voilà encore une manifestation de l’inquiétude et de la joie, ce balancement contradictoire et permanent, qu’il faut taire car il faut paraître, Léo veut paraître, il veut accepter l’envol et la chute, et ne rien dire du sol où il pourrait poser les pieds. Léo se concentre sur la chute difficile des feuilles, que les masses d’air empêchent, ralentissent, même si les feuilles finissent toujours par trouver le sol, avant une nouvelle bourrasque.
Parmi les forces extérieures, les moindres ne sont pas les sociales. Des mains qui se veulent amicales voire maternelles et qui en réalité arrachent les corps, séparent le sens, isolent des mains qui se tenaient ; et dire que demain il faudra tout recommencer.
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Illustrations par Helen Oxenbury, 1994. (c) Bayard Presse pour le texte. Publié dans le magazine Léo et Popi.