Délire des wokants
vendredi 2 juin 2023
1er juin 2023
Le "wokisme", "l’extrême-gauchisation" de la société, le "péril anti-fasciste"... "L’extrême-gauche" d’ailleurs rien que cette expression apparaît, en écho à l’extrême-droite, qui elle est bien présente et politiquement et médiatiquement, mais cette "extrême-gauche" est maintenant attribuée soit à des partis tout à fait à gauche, sans plus, soit à des idées de mouvements agglomérées pour signifier un danger, un magma apeurant. Qui attribue ? Des gens qui se disent de droite, d’extrême-droite, du centre, de gauche... Une large et improbable alliance de "wokants" fabriquent cette image, cette fiction [1]. L’extrême-gauche, ce n’est pas la NUPES, pas la LFI, peut-être même pas le NPA qui s’est rallié aux précédentes formations et donc mollement gauchisé. En fait, il y a une gauche, mais le pouvoir, et même la plupart des médias semble-t-il, n’en parlent plus, pour eux, il y a le gouvernement, l’extrême-droite et l’extrême-gauche, et c’est tout. On ne parle finalement jamais autant de l’extrême-gauche que lorsqu’elle est invisible.
Nous avons des partis de gauche à la fois éparpillés et réunis dans la NUPES, il s’agit d’un bloc de type socialiste, qui ne fait que militer pour des réformes classiques de gauche : couverture sociale, retraite, conditions de travail, libertés fondamentales, égalité des sexes, anti-racisme... Indispensables, naturelles, pourrait-on dire, mais, comme toujours avec le réformisme, diluées dans l’exploitation générale du système, acceptant les classes sociales dominantes, réformes soumises à des impératifs économiques, conservateurs, et finalement simplement proposées, débattues, surnageant rarement sous la forme maximale de l’amendement à une loi principalement réactionnaire (mais on dit "équilibrée"), raisonnablement comptable (mais on dit "indispensable"), inique (mais on dit "apaisée").
L’extrême-gauche, au contraire, c’est ce mouvement naturel vers la même émancipation, le même progrès social, la même égalité, la même paix, mais sans concessions, sans négociation, sans équilibre, avec des outils qu’on n’ose à peine nommer et qui consistent à défaire les institutions du capitalisme ("expropriations des groupes capitalistes et des banques privées", "abolition du secret commercial"), le système lui-même (mise en place de "comités" et "assemblées de travailleurs, "ouvriers et les paysans"), local et global ("lutte contre l’impérialisme et contre la guerre"), bref, quelque chose de choquant, qui utilise des mots interdits comme "bourgeois", "ouvriers", "classes sociales", et même "lutte des classes", et qui explique qu’il y a une alternative au profit privé, à la concurrence commerciale ; au travail lui-même. Mais une alternative incompatible, qui ne peut que conduire à un effet domino sur les pays voisins, sur la planète entière, la révolution est nécessairement internationale, un pays ne saurait rester emprisonné dans le capitalisme s’il voit son voisin s’en libérer [2].
Sur la question du travail, les partis traditionnellement révolutionnaires restent prudents encore [3], ainsi que sur la question des institutions (qui peuvent à chaque instant se bureaucratiser), et puis il y a cet amour suspect de l’ordre en ces rangs, cette rigueur militaire, qui est le coût de la lutte nécessaire dit-on, mais qui est un dérangeant pour moi ; et c’est pourquoi une autre branche de l’extrême-gauche, l’anarchisme, va plus loin dans la lutte contre l’État lui-même, pas d’État plutôt qu’un État ouvrier. Refus de l’ordre hiérarchique, de cette discipline qui se présente comme indispensable pour diriger le "prolétariat" (un autre mot interdit que j’avais oublié). En tout cas, c’est comme ça que je vois les choses, pour ces extrême-gauches [4].
Et de ces extrêmes-gauche, il n’est jamais question autrement que sous forme fantasmée dans les médias, la violence des uns, la radicalité des autres, leur "irréalisme", sous forme de faits-divers, d’anecdotes, de moqueries ouvertes (accent régional, tenue vestimentaire), des lieux communs rebattus sur une histoire amalgamée au stalinisme. On n’entend jamais leurs programmes, on ne parle pas de vision, on utilise des arguments capitalistes pour dire que ça ne marchera pas (à coup de PIB, d’inflation, de fuite de capitaux). Les idéaux et les outils démocratiques possibles sont dissimulés, et le meilleur moyen de le faire est ne parler que de "l’extrême-gauche" avec ce discours faux et imaginaire du "wokisme" qui cherche à faire croire à l’équivalence avec l’extrême-droite et à un danger pour ce qui existe actuellement. Ces méthodes en rappellent d’autres, la violence de la police à leur égard en rappelle d’autres, mais de dire ça et on nous traite de point Godwin, voilà, il n’y a qu’un monde possible, tout le reste doit se taire, ou finir tabassé, c’est la normalité.
Le centrisme gonfle, d’un côté il absorbe l’extrême-droite, de l’autre il écrase l’extrême-gauche. Il gonfle en absorbant l’extrême-droite sans problème — avec sa haine des étrangers, jusqu’à la maltraitance des exilés, on déchire si facilement des tentes pour de bonnes raisons) ; en passant par l’ordre car la police c’est important contre la délinquance (la seule qui existe à leurs yeux, celle des jeunes de banlieue) indépendamment du contexte social ; par la peur de perte de virilité tous azimuts, jusqu’à la viande qui est importante, comme la chasse et la drague "à la française", avec les hommes forts et les femmes belles ; le féminisme mais dans certaines limites car c’est un risque pour les hommes en poste, qu’il faudrait sauver ; et puis le queer bien à sa place, voire à aucune place si possible — de l’autre il gonfle en écrasant l’extrême-gauche, physiquement, en arrachant mains et crevant yeux, et symboliquement comme on vient de le voir ; la remplaçant par une image déformée sur sa surface.
La gauche "de gouvernement" est aussi avalée dans l’enflure du centre ; la FI est souvent appelée "extrême-gauche" de manière impropre par le pouvoir actuel, ce qui fait que la possibilité de gauche simplement réformiste disparaît également, elle est pareillement intenable que l’extrême-gauche pour des gens qui ne veulent pas voir disparaître le moindre euro de profit dans le public, le partage commun, dans la solidarité.
Mais toutes les bulles finissent par éclater, n’est-ce pas ?
[1] Et que je baptise peut-être fictivement, attention, smiley clin d’œil.
[2] De même qu’une usine en gréve qui s’autonomiserait, travaillerait sans patron, demanderait sa nationalisation car la fraternité interdit la concurrence, serait immédiatement détruite par n’importe quel moyen (policier, judiciaire, économique...) plutôt que la laisser exister sous forme d’inspiration pour le reste du monde.
[3] Quels partis ? On dira LO, POID, pour ceux que je connais le mieux.
[4] Dommage que ces mouvements-là, anarchistes et révolutionnaires (qui sont scindés aussi en eux-mêmes), ne sachent pas s’allier même temporairement, mais il y a un historique, et surtout sans les masses pour les utiliser, les convoquer, il n’y a rien qui puisse se passer.