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Cannes, 1959. JLG.

mardi 23 mai 2023

23 mai 2023

Exclu l’an dernier du Festival,
Truffaut représentera la France à Cannes avec Les 400 Coups.

Jean-Luc Godard, in Arts n° 419, 22 avril 1959 [1].

Sitôt la projection finie, les lumières se rallumèrent lentement dans la petite salle. Il y eut quelques instants de silence. Puis Philippe Erlanger, envoyé du Quai d’Orsay, se pencha vers André Malraux : « Faut-il donc vraiment que ce film représente la France au Festival de Cannes ? » « Mais oui, mais oui ! ». Et c’est ainsi que le Ministre des Affaires Culturelles ratifia la décision du comité de sélection, lequel avait décidé d’envoyer à Cannes, tout seul, officiellement, au nom de la France, Les Quatre cents coups, le premier film de long métrage de François Truffaut.

Ce qui est important, c’est que, pour la première fois, un film jeune est officiellement désigné par les pouvoirs publics pour montrer au monde entier le vrai visage du cinéma français. Et ce que l’on peut dire de François Truffaut, on peut aussi l’écrire d’Alain Resnais, de Claude Chabrol, si Les Cousins avaient été choisis pour représenter la France à Cannes, de Georges Franju et de La Tête contre les murs, de Jean-Pierre Melville et de Deux Hommes à Manhattan, de Jean Rouch et de Moi, un Noir. Et avec les mêmes mots, d’autres Jean, leurs frères et leurs maîtres à tous ; de Renoir et de son Testament du Docteur Cordelier ; et de Cocteau, bien sûr, si Raoul Lévy se décidait enfin à produire Le Testament d’Orphée.

Le visage du cinéma français a changé.

Malraux ne s’y est pas trompé. Au fond des yeux de l’Antoine de Truffaut se coiffant nerveusement d’un feutre d’homme pour voler une machine à écrire dans Paris qui dort, l’auteur de La Monnaie de l’absolu était obligé de voir briller la petite flamme intérieure, le reflet intransigeant qu’il connaissait, car c’était le même qui miroitait il y a vingt ans sur le poignard de Tchen, à la première page de La Condition humaine. Ce reflet, le metteur en scène de L’Espoir était mieux placé que personne pour savoir ce qu’il signifiait : la première forme du talent aujourd’hui, au cinéma, c’est d’accorder plus d’importance à ce qui est devant la caméra qu’à la caméra elle-même, de répondre d’abord à la question : « Pourquoi ? » afin d’être ensuite capable de répondre à la question : « Comment ? ». Autrement dit, le fond précède la forme, la conditionne. Si le premier est faux, logiquement, la seconde sera fausse aussi, c’est-à-dire maladroite.

Et quand, depuis cinq ans, nous attaquons dans ces colonnes la technique fausse des Gilles Grangier, Ralph Habib, Yves Allégret, Claude Autant-Lara, Pierre Chenal, Jean Stelli, Jean Delannoy, André Hunebelle, Julien Duvivier, Maurice Labro, Yves Ciampi, Marcel Carné, Michel Boisrond, Raoul André, Louis Daquin, André Berthomieu, Henri Decoin, Jean Laviron, Yves Robert, Edmond Gréville, Robert Darène…, nous ne voulons rien leur dire d’autre que ceci : Vos mouvements d’appareils sont laids parce que votre sujet est mauvais, vos acteurs jouent mal parce que vos dialogues sont nuls, en un mot, vous ne savez pas faire de cinéma parce que vous ne savez plus ce que c’est.

Et nous avons mieux que personne le droit de vous le dire. Parce que si votre nom s’étale maintenant comme celui d’une vedette aux frontons des salles des Champs-Élysées, si on dit aujourd’hui un film d’Henri Verneuil : ou de Christian-Jaque comme on dit un film de David Griffith, de Jean Vigo ou d’Otto Preminger, c’est grâce à nous.

Nous qui, ici-même, aux Cahiers du Cinéma, à Positif ou Cinéma 59, peu importe, à la dernière page du Figaro Littéraire ou de France-Observateur, dans la prose des Lettres Françaises et même parfois celle des petites filles de L’Express, nous qui avons mené, en hommage à Louis Delluc, Roger Leenhardt et André Bazin, le combat de l’auteur de film.

Nous avons gagné en faisant admettre le principe qu’un film de Hitchcock, par exemple, est aussi important qu’un livre d’Aragon. Les auteurs de films, grâce à nous, sont entrés définitivement dans l’histoire de l’art. Or, de cette réussite, vous que nous attaquons, vous avez bénéficié automatiquement. Et nous vous attaquons parce que vous avez trahi, que nous vous avons ouvert les yeux et que vous continuez à les fermer. Chaque fois que nous voyons vos films, nous les trouvons si mauvais, si loin, esthétiquement et moralement, de ce que nous espérions, que nous avons presque honte de notre amour du cinéma.

Nous ne pouvons pas vous pardonner de n’avoir jamais filmé des filles comme nous les aimons, des garçons comme nous les croisons tous les jours, des parents comme nous les méprisons ou les admirons, des enfants comme il nous étonnent ou nous laissent indifférents, bref, les choses telles qu’elles sont. Aujourd’hui, il se trouve que nous avons remporté la victoire. Ce sont nos films qui vont à Cannes prouver que la France a joli visage, cinématographiquement parlant. Et l’année prochaine ce sera la même chose. N’en doutez pas ! Quinze films neufs, courageux, sincères, lucides, beaux, barreront de nouveau la route aux productions conventionnelles. Car si nous avons gagné une bataille, la guerre n’est pas encore finie.

Notes

[1Warning : ce texte contient une misogynie typique du 20e siècle, ainsi qu’un male gaze académique.

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