Erreur passagère
lundi 7 décembre 2020
2 décembre 2020
Le nom est un drôle de mot. Le nom d’une œuvre par exemple, le titre, il agit comme un nom propre. Qu’une œuvre puisse apparaître tout entière dans un titre, cela me fascinait. Un titre était comme ce qu’on connaît aujourd’hui comme le lien hypertextuel. C’est paradoxalement grâce à internet, au travail textuel qu’avec d’autres nous avons réalisé sur internet, que ces choses abstraites me sont apparues plus claires.
Benoît Vincent
Dans la librairie, je regarde les rayonnages, les tables. J’attends mon tour d’être servi d’une commande (le livre de Benoit Vincent, au formidable titre : La Littérature inquiète) et donc je tourne autour des tables sans véritable intention. Vaguement inquiet d’être entouré d’autant de matière ; c’est aussi jour de réception des cartons des distributeurs (c’est probablement chaque jour). Je regarde alors les livres, en détail. Il y en a certains qui vendent le nom de leur auteur, car il a déjà écrit des chansons ou tourné des vidéos. D’autres vendent le nom de la collection, bien connue, un label sûr. D’autre encore vendent en plus de leur nom celui de leur enfant, ou de leur parent. D’autres vendent l’épaisseur massive, leur forme de brique épaisse, nous promettent beaucoup d’histoires. D’autres encore vendent leur titre, qui suffit à lui seul — leur nom — qui contient en lui tout le texte qui n’en dépassera jamais, valeur sûr, rassurante. D’autres vendent la photographie de leur couverture, qui est nouvelle sur des rééditions. D’autres vendent aussi un peu tout ça à la fois ; sans doute les meilleurs. D’autres nous vendent aussi le succès de leur version originale, ou leur adaptation au cinéma. Il y en a un en particulier, constitué de mots uniquement, avec une seule image, sur la couverture, photographie du visage enjoué du présentateur télé sur la couverture par exemple, qui se vendra bien à Noël en tant qu’objet-livre et pas plus car personne ne lira ce qui se trouve déjà dans les vidéos de sa chaîne, disponibles à tout instant et bien mieux présenté ainsi qu’en texte laborieux et monochrome et de toute façon c’est le but du cadeau : offrir le livre de l’émission qu’on a déjà vu. C’est l’objet-livre ultime, présent pour être acheté, sans plus ; support publicitaire des émissions peut-être, ou le contraire. Je note que le livre n’est pas très beau, le papier grisâtre n’est pas agréable au toucher, la couverture fine est molle comme un prospectus. Bref, chacun a quelque chose à me vendre et attend mon achat. Je regarde les livres pour ce qu’ils sont : des consommables en attente d’être achetés. Et spontanément je me dis, parce que bien sûr je pense à mes livres complètement absents de ces lieux de vente : moi, on ne m’achète pas. D’ailleurs c’est la stricte vérité : personne n’achète mes livres. Je veux dire, ce "presque" personne qui achète, pas que je veuille ignorer mes lecteurs, déjà que j’en ai peu je ne vais pas en dire du mal et les réduire à plurien, mais disons comme en mathématiques, que mes ventes tendent vers 0. Et puis je me dis aussi : si mes livres ne se vendent pas c’est qu’ils ne sont pas des objets commerciaux. Et cette idée me plaît bien : on ne peut pas m’acheter. J’imagine un changement d’écurie, un transfert de mercato, des sommes en petites coupures glissées dans un sac de sport sous la table. Bien sûr il faudrait aller au bout de cette idée et retirer complètement mes livres de la vente. Je pourrais ainsi me vanter de ventes virtuelles non-réalisées et afficher les chiffres très élevés de ce qui aurait pu être. En les laissant en vente, je prends un risque, celui d’être acheté. L’incohérence. L’absence d’éthique. Si demain je publie un livre qui devient par hasard bestseller, que se passera-t-il ? Je pense que ça se passera bien, parce que je serais très content bien sûr, je le prendrais bien car je saurais qu’il s’agit d’un concours de circonstances, d’une anomalie passagère, malentendu vite dissipé. D’ailleurs toute vente actuelle me paraît déjà tenir de l’erreur et si mes lecteurs sont parfois persuadés d’avoir acheté le bon livre, qu’ils sont sûrs que c’est bien celui-là qu’ils voulaient, et qu’ensuite parmi eux certains pensent avoir lu un livre qui leur plaît, même si je n’arrive pas les convaincre du contraire, je reste un peu étonné de leur égarement, ou de leur gentillesse face à ce livre que je ne suis en réalité pas très sûr d’avoir écrit comme il est finalement pour eux. Comme une publicité mensongère, et je voudrais les dédommager. [1]
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Les signes se multipliaient. Même dans le ciel de brouillard, apparut le W de Cassiopée, formé par cinq oies silencieuses.
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Gramophone ou téléphone, le cimetière numérique (lu chez Laurent Graff en 2014, mais pas que) inventé par Joyce peut-être bien.
[1] Dans un autre lieu. Qui est aussi une librairie. Je me fais les mêmes remarques. Et puis soudain il n’y a plus de livres autour de moi, mais des jeux vidéos. Un peu plus loin encore des cafetières font face à des appareils photo. Les écrans plats qui ne sont plus très plats d’ailleurs, parfois courbés, arrivent ensuite. Il y a des cartouches d’encre, des cartes mémoires et des disques durs externes. Des piles, triple A, double A, par 4 par 8 par 12. Des piles rondes et plates, des 2032, des 2025. D’autres encore. Des cartes d’anniversaires. Des produits issus de l’industrie comme tout le reste : "L’industrie culturelle".