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Grave de voyageur

mercredi 9 avril 2025

petites feuilles ensoleillées sur fond sombre de bâtiment
 

8 avril 2025

Indécis dans l’caniveau
le pigeon était mou
du genou.

Une après-midi d’étude sur la propriété intellectuelle [1], où la question de l’IA fait peur, mais reste assez floue, même s’il semble que, sous une forme ou une autre, elle va rester, nous accompagner. La question est de savoir comment. Et sur quelque chose qui a été dit, je me suis souvenu qu’il fallait bien toujours garder en tête le rapport de force économique qui se joue : qui produit l’IA, qui va l’utiliser. Pour le moment, ce sont des acteurs ultra-riches qui la produise, même si ça peut coûter moins cher en optimisant (mais l’optimisation des algorithmes ne semble pas être un modèle de financement, de rentabilité pour faire venir des investisseurs), et qui cherchent un retour sur investissement, dans la plus pure cupidité. Qui va l’utiliser, pour la même raison, des acteurs ultra-cupides, afin de payer moins le travail : l’IA dévalorise le travail humain car elle permet de produire 5 ou 15 illustrations dans le temps qu’il fallait pour en produire 1, ou accélère la traduction en la transformant en relecture/correction d’un texte déjà traduit automatiquement. Enfin, si création de texte il y a, ce sera pour générer cette langue unique, qui prend déjà l’espace de la création, la présence de l’IA me fera autant de concurrence que celle de Guillaume Musso, je racontais ça ici, je crois, elle "risque" de remplacer une langue non-créative par une autre langue non-créative, ou de venir s’ajouter, diluant encore un peu plus ce que la littérature devient dans le monde commercial, non pas en tant qu’elle sera IA-generated, mais en raison de l’économie du livre et d’éditeurs ultra-cupides qui choisiront cette voie, comme certains choisissent celle du racisme pour vendre du papier.

Pas de minute de silence pour l’accident grave de voyageur, qui devait être très grave, car ça a pris beaucoup de temps, comme s’il y en avait partout. Il faut dans ces cas-là tout arrêter et marcher sur les voies pour ramasser chaque morceau, ne rien oublier, non pas parce que la famille réclamera la deuxième phalange de l’index gauche après un recomptage pointilleux et concerté, mais parce que, par décence humaine, on ne veut pas laisser quelqu’un incomplet, ou risquer, pendant la nuit, qu’un rat reparte avec un morceau de corps. Parce que le corps doit être enterré, ou incinéré, complet, en non-métonymie de l’être qu’il ou elle était. Alors, il faut prendre le temps, et retarder le trafic sur la ligne. Je me souviens, un jour, au bureau, l’été, fenêtres ouvertes, on entend sur le quai de la gare voisine un hurlement de foule, déchirant. Je n’avais jamais entendu un tel cri, et je n’en ai jamais entendu d’autre depuis. La panique m’a saisi, m’a été transmise, à plusieurs centaines de mètres de là. C’était un jeune gars avec des potes et sa petite amie, et il avait voulu grimper sur un portique de maintenance pour faire le beau, le plus fort, l’homme viril quoi. Arrivé en haut, près des câbles à très haute tension, et à un ou deux mètres de distance de ceux-là, il y a eu un arc électrique de 10 000 volts qui l’a, on ne peut pas dire grillé, mais électrocuté, cœur arrêté net, en une fraction de seconde, et fait rebondir et tomber sur les voies. C’est ainsi que ça fonctionne, l’électricité. Et pour le choc accidentel de ce matin, on l’espère accidentel même si on ne l’espère pas du tout, je veux dire l’évènement, mais si ça doit arriver, au moins, pitié, que ça soit accidentel, quoique non, à bien y penser, c’est horrible, la bêtise de la situation, on s’en veut, mourir en glissant sur le quai ou en refaisant son lacet, et tomber à cause d’un coup de sac-à-dos sous la cisaille des centaines de tonnes du RER, et au fond je ne sais pas si ça vaut mieux ou moins que d’être poussé par un tueur en série, gratuitement et au hasard, et de toute façon, à quoi ça sert de penser à tout ça puisque la plupart du temps, c’est un suicide, c’est ça en fait (pas tout le temps, alors, on ne peut pas s’empêcher de penser aux autres façons), et d’ailleurs notre boîte numérique de Pandore contemporaine peut nous dire qu’il s’agissait bien d’un suicide, selon les informations des journalistes en tout cas. Quand ça arrive, c’est vrai qu’on pense d’abord en termes de retard, de minutes de retard, d’heures de retard, les mots "incident de personne", ou "accident grave voyageur", restent mystérieusement éloignés de leur réalité, ce n’est pas précis, si c’est grave c’est pas mortel, et si c’est pas mortel, c’est pas grave, parce que mieux vaut ne pas le voir, évidemment personne ne veut penser à ça, ou alors c’est parce qu’on sait que c’est un suicide, et il n’y a pas de mystère, et même : on se dit que c’est son choix, on ne va pas le pleurer ; mais si justement, enfin, il manque quelque chose, je trouve, d’un moment collectif de recueillement, ce n’est pas si normal que ça de faire d’une mort un non événement, un simple moment de trafic ferroviaire, alors qu’il s’agissait d’une vie entière, et être poussé à une telle décision, surtout à cet endroit, celui du quai qui emmène au travail, c’est vraiment glauque, pas cool du tout, il n’y a que les passagers du même quai que l’on entend crier, partout ailleurs on n’entend rien, et il faudrait arrêter pas seulement cette ligne où ça s’est passé et où il faut nettoyer et bien frotté après avoir ramassé, mais arrêter toutes les lignes, faire une minute de silence partout, et arrêter au-delà les bureaux, les chantiers, tout le travail, et pas qu’une minute, et partout, pour une période indéfinie pendant laquelle on change la société pour ne plus avoir de concentration de travailleurs et travailleuses obligées de se déplacer tous serrés bousculées dans des petits convois au nom militaire (le Bombardier d’Alstom, mais quelle horreur — d’ailleurs, c’est en lisant un jour ce mot comme pour la première fois dans le métro que je me suis dit, non, mais c’est plus possible, je veux pas être un bon soldat du Capital ; avant de prendre la décision définitive, plus tard, ça a participé, ce jour-là) et de le faire à ces heures fixes obligatoires, parce que c’est ça ou pas pouvoir payer le loyer, la nourriture, c’est ça ou se faire virer, exclure, bannir de la société, bref : se faire tuer d’une manière ou d’une autre. Silence.

Extrait d’Accident de personne, de Guillaume Vissac, lu par Hugues Robert, dans la version chez Othello [2].

Notes

[1Voir ici, organisée par les étudiantes et les étudiants du Master 2 de Littérature, Savoirs et Cultures Numérique de l’université Gustave Eiffel (avec la participation des étudiants du programme DIGIS)

[2Je crois que la collection a disparu chez le Nouvel Attila ?.

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