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J’ai vu

jeudi 19 mai 2022

Île d’île, face à des Îles

3 mai 2022

Sur le bateau en rentrant d’Egine [1], vers l’ouest j’ai vu les cargos, énormes behemoths empilant les containers par milliers, je les ai vu attendre, immobiles dans le golfe saronique, et de l’autre côté, vers l’est, les dauphins sautaient, jouaient dans les courants et, regardant plus loin encore, je savais Lesbos, le camp de Moria, la souffrance globalisée qu’est l’empêchement de circuler, et je devinais chaque histoire personnelle, les trajets du monde qui arrivent ici et se rencontrent, où est le monde, je pensais au mot boza, je lisais Des Îles. Au-dessus des dauphins, il y avait une mouette qui jouait avec eux, ou alors ils partageaient du poisson, je ne sais pas. Ensuite, je les ai perdu de vue.

L’océan, cette année n’arrête personne.

Il s’agit de 2020.

On entre en pandémie, les signes nous dépassent : les puissants sont touchés, pas coulés, ils se lavent les mains, ils invitent Erdoğan à Bruxelles, se lavent, s’en lavent les mains. Autrement dit : il se passe quelque chose, le jeu nous échappe.

Sur les îles dont il est question, dans les ports aussi, comme à Tanger, il y a WhatsApp, Facebook, qui sont mêlés à tout ça. Comme le jeune Messi qui doit se rajeunir dans les réseaux sociaux, en enlevant des images, en mettant en scène de nouvelles, pour demander l’asile comme mineur, il se coupe les cheveux, prend des pauses, supprime l’historique, pour devenir "l’enfant qu’il n’a jamais été".

*

La ville est-elle la somme de ses sites archéologiques, de ses immeubles insalubres ? De ses habitants ? Des mémoires qu’ils se font ? La ville du présent essaie de résister à la dette, et peut-être aussi à son passé ; tous les quartiers touristiques, autour des sites, sont propres, herbe coupée, arbres taillés, rues nettoyées.

J’ai vu dans le métro, le joueur de Melodica qui a percé son masque chirurgical entre deux plis. J’ai vu, dans l’herbe de la bibliothèque d’Hadrien, la tortue de Zénon qui mangeait une fraise. J’ai évité de justesse le scooter sans casque qui transportait la cage du serin jaune qui ne sait pas siffler. Plus loin, il y avait cet homme debout face à la ligne de taxis de la station Attiki qui s’enfonçait une aiguille dans le creux du bras ; dans les films, les séries, les polars, c’est de l’héroïne. Et la fillette à robe rouge vif, je l’ai croisé, elle marchait vite en serrant deux chiots minuscules contre son ventre comme si elle venait de les voler, ou avait peur de se les faire voler. J’ai senti le présent qui essayait de lutter contre le passé, et l’odeur de la charpente brûlée du Parthénon en 1687, puis vers 350 ; j’y ai entendu les prières chrétiennes et les prières islamiques, j’y ai vu le minaret et le clocher, les colonnes de porphyre, les cris du saccage vénitien, et le feu à la poudrière qu’il était devenu ; j’ai vu les grues compter les pierres, en recenser cent mille pour vingt mille tonnes, et le joueur de gadoulka (ou de bouzouki) attendre sa pièce non loin des guichets.

*

Je lis un peu sur Hypatie, née à Alexandrie vers 370 AD, ayant sans doute voyager, un peu, au moins à Athènes, et qui donnait des conférences dans les rues, sur les places, parlant philosophie ou sciences.

Tout cela a donc bien existé.

Voir l’Acropole, c’est se dire ça, que tout cela a bien existé, et la migraine que j’ai effacée plus ou moins de ces lignes (ici) était sans doute la manifestation de l’impossibilité que je sentais à pouvoir voir tout cela ; et de fait, elle était ophtalmique, j’ai vu double, trouble, mal et je cherchais l’ombre pour m’abriter plutôt que la lumière.Et de là, également, la détestation première de la ville sur son aspect, ce qui, en moi, en fin de semaine, avait également disparu.

L’après-midi de notre arrivée, quand je me trouvai sur l’Acropole et que j’embrassai le paysage du regard, il me vint subitement cette étrange idée : "Ainsi tout cela existe réellement comme nous l’avons appris à l’école !" C’était trop beau pour être vrai, et j’étais pourtant arrivé là, malgré les obstacles imaginés que j’avais fini par poser moi-même (ces douleurs). Je doutais seulement de voir jamais Athènes de mes propres yeux. Aller si loin, " faire si bien mon chemin " me paraissait hors de toute possibilité.

Mais ce que je raconte là en italique est exactement ce qui arriva à Sigmund Freud, qui le raconte dans une lettre, à lire ici [2], ou à écouter partiellement là, présentée comme un "trouble de mémoire" [3], qui conclut ainsi :

L’aventure de Trieste, je le note, ne fait elle aussi qu’exprimer le scepticisme " Il nous serait donné de voir Athènes ? Mais c’est impossible, il y a trop d’obstacles. " La mauvaise humeur qui accompagne l’incident répond ensuite au regret qu’inspire cette impossibilité. Cela aurait été si beau ! Et maintenant on sait à quoi s’en tenir. C’est un cas de too good to be true, comme nous en rencontrons si souvent.
Notes

[1Une île grecque purement touristique, face à une île dite déserte où il y aurait des cerfs et des paons ; arrivés là on ne sait comment.

[2Traduit de l’allemand par M. Robert, in Freud, S. (1985).

[3Sur le site Circée : "Une lettre datant de janvier 1936, de Sigmund Freud s’adressant à l’écrivain et prix Nobel Romain Rolland. À l’occasion du soixante-dixième anniversaire de Romain Rolland, Freud lui écrit cette lettre retraçant un de ses propres troubles du souvenir, probablement un « déjà-vécu », survenu à la fin de l’été 1904, lors d’un voyage à Athènes, précisément sur l’Acropole. Freud s’y rendait pour la première fois, accompagné de son frère cadet, à la suite d’un court séjour à Rome. Quelles sont la nature et la source de ce trouble du souvenir ?}"

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