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Langue unique

vendredi 7 avril 2023

4 avril 2023

Plusieurs années (si ma mémoire est bonne) après le succès de son rafraîchissant Un volcan s’éteint, un être s’éveille, il fallait bien quelqu’un avec l’assise commerciale de Marc Levy, avec sa force de diffusion pour droit, avec sa candeur économique, pour s’autoriser à écrire les deux premiers chapitres que j’ai lu du roman astucieusement intitulé Eteignez-tout et la vie s’allume [1]. Je n’ai pas pu aller au-delà de ces chapitres, tant leur puissance m’a soufflé avant d’aller plus loin.

Dès la première phrase, il nous montre combien il peut écrire à la fois le banal et l’incohérent, sans se préoccuper de rien.

Jeremy se tenait debout face à l’océan. Quand la proue du navire plongeait dans la houle, il fléchissait légèrement les jambes, les mains fermement accrochées au bastingage.

Le mot "bastingage", pas évident à placer, surtout dans un incipit. Comme une claque à la fin de ces deux phrases. Debout face à l’océan, donc même au milieu, d’une part, il est face. D’autre part, une sacrée houle puisque quelques lignes plus loin on apprend :

Seul un écervelé pouvait porter un costume, alors que des gerbes d’écume fouettaient le pont.

Donc, le "navire" était bien un paquebot. Ce mot de navire, déjà laisse rêveur ("Allo, DFDS, bonjour je voudrais réserver un ticket pour le navire de 19h12"). Pour revenir sur la première phrase, tant à dire... Il se "tenait" debout, mais "en même temps" pas trop puisqu’il tient le bastingage. Tout cela c’est pour nous dire qu’il est sans doute plus complexe, subtil, qu’il n’en laisse paraître, c’est le héros de l’histoire, mais il a des défauts ! Et donc, Jeremy manque d’aplomb. D’ailleurs c’est écrit en toutes lettres juste après. C’est écrit "un aplomb trompeur", puisqu’il était à la fois léger des jambes et ferme des bras. Une opération assez délicate à mettre en œuvre sans doute, peut-on noter au passage, ce qui prouve bien que Marc Levy est un athlète du poncif.

Pour une traversée de l’Atlantique, a priori (c’est cabines et compagnie), pas un ferry, non, encore plus gros, eh bien pour que des gerbes d’écume (des gerbes d’écume, c’est incroyable de pouvoir écrire cela n’est-ce pas ?) fouettent (c’est le verbe utilisé) le pont, c’est une sacrée purée de grosse houle. Je passe sur "un écervelé", un mot tout de même qu’il fallait oser placer, encore une fois, surtout après la phrase que je n’ai pas citée, et dans laquelle on a un enchaînement, un véritable combo "raillant sa chevelure ébouriffée, ses épaules trop larges". C’est le Street Fighter 2 du cliché. Je n’ai pas pu lire beaucoup plus, la première fois, il y a aussi toutes ces explications : trop d’informations déjà-lues, ça me fatigue, je me prends ça dans la tête, alors j’ai besoin de repos ensuite, c’est compréhensible, j’espère que vous pouvez le comprendre (je viens d’utiliser la redondance, pour voir).

C’était peut-être pour cela que les autres se gaussaient par jalousie. Combien d’entre eux pouvaient se targuer d’avoir accompli quelque chose d’aussi important ; réaliser un rêve sans n’avoir rien quémandé à Dieu, rien volé à la vie ?

J’ai failli croire que l’auteur s’adressait au lecteur fictif se permettant de critiquer un best-seller tronçonné à coup de stéréotypes et de facilités scénaristiques (alors qu’il ne réalise que son rêve sans rien quémander [2]), puis je me suis rendu compte qu’il avait effectivement volé quelque chose à la vie : le style, l’originalité, le travail d’écriture, la possibilité de pensée singulière. Dans la suite de l’extrait, l’homme est donc dehors, la femme dans sa cabine, elle s’appelle Adèle Glimpse, je n’invente rien, Glimpse, vraiment, vous pouvez vérifier en allant jeter un œil. Chaque geste est expliqué, pour quelles raisons ceci, pourquoi cela, le tout emballé de banalités, de lieux communs, je me répète mais c’est pour la raison qui vient.

Bref, il a tout "volé" dans le sens de : mis sous clé et n’y touche surtout pas. Et c’est ce vol qui produit ce genre de textes qui réduisent l’imaginaire, la possibilité d’imaginaire. Les possibilités de singularité n’existent plus. L’individu est effacé car tout le monde a un visage en lame de couteau. Tout le monde a un sourire ironique. Tout le monde a les cheveux ébouriffés. Tout le monde est tout le monde. Plus personne n’est soi, ni ne peut être un autre. Tout sentiment peut être réduit à quelques mots, le plus important : les mêmes pour tous. Le cœur bat la chamade. Les poumons s’emplissent d’air. Les rires sont cristallins. Les larmes sont retenues. Un seul corps pour tout le monde. Cette réduction de la langue à ce corps unique, ivre de ventes car c’est la langue commune des best-sellers, fait penser à un corps fasciste. Le mot est volontairement mal choisi, exagéré, mais c’est quand même le sentiment que j’ai face cette perte de sens, qui rappelle 1984 et la novlangue (ou néoparler [3]) qui a pour but d’empêcher la pensée critique, ou comme dans Alphaville, de Jean-Luc Godard, l’impossibilité qu’ont les personnages de dire l’amour car il leur manque les mots. Ce mot de langue fasciste, je ne veux pas l’utiliser comme Barthes l’utilisait :

Mais la langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire

Dans le sens que Barthes l’utilisait, le mot fasciste m’apparaît moins approprié, il faudrait trouver un mot "comme" fasciste mais appliqué à la langue en tant que langue, car c’est de ça qu’il était question dans son cours, contrairement à ce que j’essaie de dire ici.

Parce que je crois que ces stéréotypes, ces phrases toutes faites qui nous ferment la pensée dès qu’on ouvre un livre, sont plus proches d’un fascisme réel, politique, de pouvoir. Un pouvoir sur l’imaginaire est un pouvoir politique. La Révolution, la Liberté, ont besoin d’une pratique de l’imaginaire, on est complètement dans ce qu’écrit George Orwell. Alors évidemment, dans notre société libérale très libre, où l’on peut quasiment publier ce que l’on veut, la preuve, personne n’oblige Marc Lévy à écrire ça, et personne ne nous oblige à le lire. Vraiment ? Il y a une sorte d’obligation économique. Si la librairie ne vend pas ce qui se vend, elle ne peut plus vendre autre chose. Ces lieux communs sont "obligatoires", de façon indirecte, dans le sens que toute langue autre, spéciale, de création, n’aura pas de visibilité et deviendra incompréhensible. C’est insoluble car soit le texte refuse ces clichés, ces facilités, soit il les incorpore, et dans les deux cas c’est une langue qui disparaît, une langue qui est écartée sans cette sorte de garantie qu’un livre est bien écrit en langue non pas commune (même s’il y a cet effet : tout le monde comprend sans effort), ni même de compagnie, mais en langue "éteignoir", en langue "morte", et aussi "unique", comme un Parti unique s’infiltre partout, dans les institutions politiques, syndicales, constitutionnels, économiques, privées et publiques et jusque dans la langue pour la tuer. Et puis c’est aussi la promotion de cette langue qui pose question, la promotion purement économique, pas du tout universitaire, très peu critique, une promotion non pas artistique, mais utilitaire, compatible avec la doxa politique principale qui est que le capitalisme est seul possible, et donc un livre doit être, comme un paquet de pâtes, une paire de baskets ou un téléphone mobile, rentable.

Il faudrait trouver un autre terme, afin de ne pas user le mot fasciste ni le sortir de son contexte historique, ne l’ayant utilisé que pour mettre sur la piste, peut-être dire "langue-unique", en prenant un sens du mot unique particulier, qui n’est pas son sens positif, celui de singularité, où justement toute langue devrait être unique (Proust : "Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère"), mais en prenant le sens de parti unique, de pensée unique, et sa capacité de réduction des imaginaires, d’emprisonnement des fictions, d’annulation non pas des sentiments personnels mais d’annulation de la possibilité de les dire.

Notes

[1Présentation sur le site de l’auteur.

[2Personnellement, je quémande. Je n’ai pas cette chance de pouvoir compter sur mes ventes pour soutenir mon écriture. Je quémande des bourses ici ou là, des mécénats divers, c’est comme ça, c’est peut-être considéré par les auteurs libéraux comme du vol, d’être ainsi subventionné, et quelque chose d’artificiel, seul le public devrait compter etc. J’ai déjà entendu Yann Moix le dire, passons.

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