Les courses
lundi 25 décembre 2023
25 novembre 2023
Les courses, c’est la chose, à notre époque, la plus en lien avec la survie. Si tu n’as pas d’argent, tu ne peux pas "faire les courses", tu achètes des trucs comme ça, au coup par coup, quand tu as de quoi, mais c’est pas "des courses". Si tu ne peux pas faire de courses, alors tu es en mode survie et parfois, à midi, ou le soir, il n’y a rien. C’est une survie à la fois flippante, parce qu’en ville, il n’y a rien à transformer pour être consommé, rien à cueillir ou à attraper ; et à la fois tu es entouré de produits prêts à être consommés. Mais pour chasser les courses, il te faut l’arme de l’obole du passant, ou de l’employeur, ou de l’institution, l’arme ronde ou billet et tu peux aller te procurer ce que la nature de la ville propose : produits, boîtes, emballages. Les courses, c’est le truc le plus éloigné de la nature de ce que tu consommes : blé, poulet, raisin. L’aliment transformé, qui a fait des dizaines, centaines voire milliers de kilomètres, n’est plus un grain de maïs, une viscère de cochon, une fleur de coton, c’est une crêpe lisse, un truc rose sous plastique, une étiquette ; c’est devenu une marchandise.
Anthony Galluzzo explique ça, dans La fabrique du consommateur (La Fabrique, 2020), l’origine de la marchandise, et de sa fétichisation [1]. Puis comment les marques sont nées du besoin que l’objet soit personnalisé, identifiable, pour réincarner le produit consommable, remplacer "les rapports sociaux directs" par "une marque", comme celle, au fer, sur l’animal qui l’identifie à un propriétaire.
Dans une économie de subsistance traditionnelle, l’homme a fabriqué ou a vu fabriquer – par les artisans de son village – la plupart des objets qu’il manipule. Dans l’économie de marché, les objets sont conçus au loin, par des inconnus, et selon des procédés de plus en plus sophistiqués et inaccessibles. C’est le processus de fétichisation : l’objet, qui était autrefois le produit direct du travail communautaire, est devenu, avec la marchandisation, un phénomène étrange et étranger, détaché du contexte et du processus concrets de production. « Pas plus qu’on ne découvre d’après le goût du blé la personne qui l’a cultivé, écrit Marx, on ne voit dans ce procès les conditions dans lesquelles il s’est déroulé, si c’était sous le fouet brutal du surveillant d’esclaves ou sous l’œil inquiet du capitaliste, si c’est Cincinnatus qui le fait en cultivant ses deux arpents ou le sauvage qui abat une bête armé d’un seul caillou. »
Illustrons ce phénomène à travers le cas de l’alimentation. Jusqu’à l’avènement du marché, la plupart des hommes – des paysans, comme on l’a vu – cultivent eux-mêmes leur nourriture. Ils plantent les graines, battent les blés, ramassent les châtaignes et tuent le cochon. Ces gestes ancestraux reculent à partir de la fin du XIXe siècle à la faveur de nouveaux : il s’agit désormais d’aller « faire les courses », de prélever, sur les rayonnages, bocaux de légumes, bouteilles de lait, paquets de biscuits et autres boîtes de conserve, pour les ranger ensuite, chez soi, dans des placards. Le foyer, centre de la production domestique, devient dès lors un lieu d’entreposage et de consommation des marchandises – nous y reviendrons. La production alimentaire s’échappe du carcan communautaire, elle est absorbée par de grandes entreprises pratiquant une culture, un conditionnement et une distribution de masse. Par cette coupure, par cette distanciation, les aliments eux-mêmes changent de nature : ils entament une existence distincte.
[...]Ce bouleversement de l’ordre productif a des conséquences très concrètes dans l’imaginaire du consommateur. Lorsque le paysan d’hier cuisinait une saucisse, il percevait de la chair de cochon, broyée au hachoir et mélangée à du gras, puis enfilée dans des boyaux, des viscères préalablement vidés et lavés. Il percevait à travers le produit, pour les avoir accomplis, un ensemble de gestes, mais également le porc lui-même : il avait plongé ses mains dans les entrailles encore fumantes de l’animal pour en extraire les pièces de viande. Le filet, l’entrecôte, le jarret étaient pour lui des repères anatomiques, alors qu’ils sont pour le consommateur contemporain de simples catégories de produit. La pièce de viande empaquetée dans une barquette de polystyrène, c’est la chair devenue abstraction, c’est l’animal fétichisé. Par la dislocation et l’éparpillement toujours plus vaste des tâches d’élevage, d’abattage, de transformation et de consommation, la viande est devenue chose en soi ; un objet autonome dont on ignore les constituants exacts et à propos desquels, d’ailleurs, on ne s’interroge pas.
[1] Larousse : Fétichiser : Attribuer à quelqu’un, à quelque chose une existence ou un pouvoir quasi magique, les respecter de façon excessive.