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Place Saint-Sulpice, 50 ans

jeudi 31 octobre 2024

18 octobre 2024

Pourquoi ce livre provoque-t-il autant d’animation à Saint-Sulpice, toute cette activité d’anniversaire, cinquante après, jour pour jour (véritablement, puisque la précision va jusqu’au jour de la semaine, vendredi) ? Nous pourrions aussi bien aller rue Simon-Crubelier, qui partage obliquement le quadrilatère que forment entre elles, dans le quartier de la plaine Monceau, 17é arrondissement, les rues Médéric, Jadin, De Chazelles et Léon-Just. En dehors du fait que l’inexistence de la rue pourrait compliquer le fait de s’y rendre, ce qui pourtant ne devrait pas nous arrêter, pourquoi préférons-nous le café de la Mairie et cette place du 6é arrondissement ?
Tout d’abord, il est déjà 10 h 30. Le café (allongé) est à 3 € 30, la tartine beurrée, à 2 € 90, la tartine confiture à 4 € 10, c’est très cher. À peine entamé, le beurre pas encore étalé, je suis interrompu pour régler ma note. C’est désagréable. Le montant est de 7 € 80, ce qui fait la beurre au prix de la confiture. Je réclame. La serveuse, la mine défaite, me demande si je ne préfère pas prendre un peu de confiture plutôt, comme si l’impression du ticket de caisse était un point de non-retour absolu. Non ! C’est bien à cause du prix que je m’en suis privé. Cependant, la salle est plutôt agréable, assez feutrée, pas de musique, pas d’écran BFM (qu’on sait possible d’épuiser, en tout cas de tenter), et une jolie tasse fleurie et dorée.

Cependant, il est 10 h 39, et une photographe m’interpelle alors que j’écris l’heure, au PaperMate FlexGrip Ultra orange pêche sur cahier Rhodia fabriqué au Maroc à couverture violette et au signet assorti au stylo (pur hasard), pour m’interroger sur cette folie Perec, elle qui pensait être seule ou presque à épuiser, par l’image, la place. Elle voit des gens écrire partout, relever la tête, observer, écrire à nouveau. Je lui annonce le riche programme de l’après-midi, entre l’association des amis de GP et la performance filmée de François Bon et Peppe Cavallari. Elle prend en photo ma table, la tasse vidée, l’absence de tartine et de beurre, également cadrés, je crois : téléphone, cahier, stylo, étui à lunettes.

10 h 45. Je ne relève pas la tête souvent, car de ma place, je ne vois rien. Je me suis placé dans la sorte d’alcôve que forment deux piliers de pierre à l’endroit d’une entrée à porte-vitrée condamnée, équipée de poignées de pâte de verre translucide orange constellées de quelques bulles, porte sur laquelle une affiche prie de laisser l’accès libre à l’extérieur. La poubelle à couvercle vert posée sur le trottoir dans la rue me suggère que ma table est sur le trajet des poubelles. De ce poste, je ne peux strictement rien épuiser d’autre que l’escalier qui monte à l’étage, la porte des toilettes, assez souvent poussée et tirée, et le bal des serveurs et serveuses en noir et blanc.

Donc, pourquoi ce livre en particulier ? Parmi tous les livres de Perec, mais aussi parmi tous les livres. Peut-être est-ce dû à l’effet de performance, d’action située dans un lieu qui existe toujours. Le lieu semble peu modifié, le sol, les pierres, certains mobiliers, peut-être, semblent dater, au contraire du bar et du plafond. Je ne suis pas encore monté à l’étage. Il y a aussi un aspect accueillant dans la contrainte, comme dans l’écriture de Perec en général. On est bien, à lire ces listes de descriptions, d’instants, on est bien à s’imaginer isolé et immobilisé dans le temps, à cinquante ans de distance, on est bien à imaginer reproduire le geste ici et maintenant, partout, tout le temps, et particulièrement place Saint-Sulpice, à 18 263 jours de distance (un compte qui ne tombe curieusement pas juste, une histoire de bissextile, probablement).

Je me demande aussi ce que doit le Café de la Mairie à ce livre, à ces trois jours de 1974. Ce que lui doivent les prix de la carte. Je me demande si j’aurais payé moins cher ma tartine sans Perec. Perec ne me doit-il pas quelques euros ? Aussi, que doivent les lieux à celles et ceux qui les écrivent ? En sortant du métro à Saint-Germain-des-Près, j’ai vu la décoration de la station, les portraits géants de Sartre, Beauvoir, Camus, Duras, et toutes les stars du Flore et des Deux Magots. Tandis que je galère d’oloé en oloé, d’institution en institution, de dossier de subvention en dossier de bourse, moi comme tant d’autres, mais c’est ainsi, le libéralisme du métier, qui vend des livres verra. Alors qu’il serait si simple que les lieux où nous écrivons nous financent par anticipation du prix de leur café-tartine de dans cinquante ans, en nous versant une rente sur profits à venir. Un système d’assurance permettrait de couvrir les éventuels échecs littéraires, sans nous retirer notre rente, dédommageant simplement les lieux, nous permettant de continuer à écrire.

Je vais aller proposer ça au patron du café, le seul survivant des trois cafés, je pense que l’idée peut lui plaire, il pourra commencer par m’offrir le café-tartine de tout à l’heure ; pour le Filet de bar du jour, à 22 € 50, ça peut attendre.

Photo du café de la Mairie à Saint Sulpice, un bout de salle et ans le miroir, mon ordinateur et l’ardoise à l’envers

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