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jeudi 9 juillet 2020

8 juillet 2020

J’ai vu en 2016 [1] l’installation d’Antony Gormley à Liverpool, et j’avais trouvé ça fort. Another Place, 100 statues de l’artiste à l’échelle 1, en fonte, tournées vers le large et réparties sur 3 kilomètres de plage par lignes s’y enfonçant. Et je n’avais pas cherché beaucoup plus loin ce que faisait par ailleurs cet artiste, tout à mes réflexions sur cette installation-là, ces regards de fonte tournés vers l’ouest, ces corps métalliques s’enfonçant dans la vase mouvante puis recouverts à marée montante. Et je découvre par ce tweet la même installation à Catanzaro, au sud de l’Italie. Et je me dis Bon sang mais c’est bien sûr. Encore un artiste d’une seule œuvre, ou plus précisément d’une œuvre-même. Ici, des statues qui s’enfoncent dans quelque chose, mer, terre, sable, bitume. Il y a aussi les cabanes de Kawamata, les verticales de Buren, les emballages de Christo... Certaines de ces formes me plaisent, me parlent, elles sont puissantes. D’où le besoin de les répéter, sans quoi elles n’auraient pas la même force.

Photo par @Aunryz

Et puis je suis injuste, chacun de ces artistes fait un peu autre chose à côté, ou même beaucoup, le site web de Gormley semble très riche et on distingue des séries, des préoccupations variées qui se cherchent de version en version. Mais il y a quelque chose dans cette répétition du même qui m’agace, sûrement dû à la commande plus qu’à l’œuvre : un lieu, une ville, un commanditaire veut les statues, ou un emballage, ou un hachurage coloré, parce qu’ainsi il saura ce qu’il va avoir. Une façon de délimiter la liberté de l’artiste pour le confort du commanditaire. La recherche de création et d’originalité permanente peut être inquiétante. C’est même le but, de déplacer, faire glisser ; ce mot galvaudé de : déranger (dans lequel il y a danger). J’essaie de penser à des artistes qu’un coup d’œil ne suffit pas pour reconnaître, et je pense à Mona Hatoum, Daniel Firman, Sophie Calle ; et ensuite je me dis que ma culture en art est bien limitée, que j’aimerais connaître plus.

Mais ça coûte de bouger, c’est rare une institution qui veut bien se mettre en danger comme ça. Bref, ça m’agace, je voudrais toujours du nouveau mais c’est une bonne chose que l’œuvre soit visible à la fois à Liverpool et à Catanzaro, on ne va pas la déménager. Ce n’est pas tout à fait le même objet, c’est une variation, infime mais peut-être nécessaire. Et puis pourquoi pas, tant que toute une Œuvre (au sens travail d’une vie) ne se résume pas à d’infimes déclinaisons d’une œuvre (au sens d’une instance d’un travail), si les travaux en question déplacent quelque chose, m’intéressent et me déplacent au moins moi, je prends. La plage n’est pas la pelouse, ce qu’on voit est-il identique, adapté au milieu d’installation, disant quelque chose d’un peu différent ? Pour Gormley, Ce qui m’ennuie, c’est que l’installation britannique me semble plus parlante que l’italienne, plus claire, plus aboutie, plus en accord. Elle suffit. Est-ce que c’est parce que j’ai vu la première et pas la seconde ? Peut-être que l’anglaise est arrivée seconde et avec mon raisonnement n’aurait jamais dû voir le jour. Peut-être aussi est-ce la même œuvre qui traverse l’Europe (malgré les titres différents, Horizon pour l’italienne), des corps sortent de terre et s’enfonçent dans la mer, ou l’inverse ?

Je m’arrête là, sur l’estran visqueux. S’enfoncer dans cette boue, dans la mer qui bouge avec la marée, les statues recouvertes partiellement ou complètement d’algues, les touristes qui s’aventurent trop loin à marée basse, s’enfoncent à mi-cuisse sans plus pouvoir bouger, et avec de la chance se font récupérer par un sauveteur qui parcourt cette vase en quad à larges pneus, l’œuvre qui change avec le temps et l’idée que dans quelques années si le niveau des mers monte l’œuvre sera encore bien différente et disparaîtra peut-être complètement et, par sa disparition même, affinera le sens qu’elle avait au départ, clôturera quelque chose, comme si elle venait enfin de terminer son propos.

Dans la définition d’une "œuvre originale" au sens juridique du terme, et dans les différentes définitions que l’on peut trouver, il y a une incertitude sur le caractère d’originalité d’une œuvre qui peut ne pas être originale, c’est-à-dire qui peut être ressemblante, plate, peu personnelle bien que produite indubitablement par un auteur avec une intention. La définition juridique ne s’embarrasse pas de considération esthétique. L’intention suffit, la preuve que tel texte banal à mourir est le fruit du choix conscient d’un individu qui ne s’est pas contenté de le recopier (alors que cela lui aurait épargné du temps et de l’énergie sans doute). Pourrait-on dénier à un auteur l’originalité de son énième livre qui ne serait plus considéré comme une œuvre ? Il ne pourrait alors plus en toucher le moindre droit d’auteur, à moins d’y apporter les modifications nécessaires à son élévation.

Je crois que c’est cela que je reproche aux livres, en général, c’est qu’ils ne sont pas libres. On le voit à travers l’écriture : ils sont fabriqués, organisés, réglementés, conformes on dirait. Une fonction de révision que l’écrivain a très souvent envers lui-même. L’écrivain, alors, devient son propre flic.
Marguerite Duras, Écrire.
Notes

[1Ce lien pointe dans les archives de Fragments, chutes et conséquences, aucune idée de ce que j’ai écrit à l’époque associé à ces images.

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