Don : soutien financier
Flux RSS RSS (flux d'abonnement)

Profusion du plat

samedi 5 avril 2025

4 avril 2025

Elle occupe toute
La place dans le cani—
— veau la limace.

 

Il y a la profusion, et la mise en scène médiatique, des rentrées littéraires, avec son lot de commentaires critiques (on publie trop, c’est commercial) ou enthousiastes (c’est bon signe cette liberté de publier autant). Mais il y a la profusion encore plus grande, qui reste absente des médias traditionnels, ce sont les livres numériques des plates-formes d’écriture sérielle, fan-fictions. C’est un univers si grand, et pourtant invisible depuis beaucoup de points de vue. On publierait, toutes langues confondues, plusieurs millions d’histoires nouvelles par an, avec quatre millions d’auteurices, ceci sur Wattpad seul. Pour rappel : "Wattpad est un média social où les utilisateurs inscrits peuvent publier et partager des récits, poèmes, fanfictions, romans fantastiques, d’amour, policiers, nouvelles et articles en tout genre, en les rendant accessibles en ligne ou sur une application mobile avec une possibilité de lecture hors connexion. [1]" En langue française, difficile de trouver des chiffres sur la représentation nationale. Un faible pourcentage, peut-être moins de 3% en croisant plusieurs sources, ce qui laisse autour de 100 000 auteurices francophones...

Contre le "choc" des 550 romans de la rentrée...

Le "choc", c’est peut-être d’oublier les 100 000 autres ? Je ne sais pas si ces deux mondes sont si différents, par exemple, l’édition traditionnelle va publier au format papier un best-seller numérique. Dans la recommandation, je ne sais pas ce qui diffère non plus, les meilleures ventes sont toujours un critère écrasant, et j’ignore ce que la critique classique fait de Wattpad, je crois : rien. Et les études s’intéressent au phénomène sur le plan sociologique, en tout cas, je ne vois rien dans le monde littéraire qui s’en occupe ; à part pour se plaindre ? Je ne sais pas ce qui fait la "valeur" littéraire d’une œuvre. Ce que je cherche, moi, c’est un texte riche, éventuellement complexe, sur le monde, un regard, une voix originale, qui me surprend, qui me fait tomber de haut, qui n’écrit comme personne d’autre, indépendamment de ce qui est raconté.

La profusion semble mettre à plat les anciennes catégories, les hiérarchies, les canons. Il y a tellement de contenus, que ce soit en vidéos, ou en textes, que la critique, la recherche universitaire, ne peuvent pas tout analyser, commenter. Les catégories ne suffisent plus à tout contenir. Un peu à l’image des moteurs de recherche par mots-clés, par texte, qui ont supplanté les annuaires par classement hiérarchique, afin d’optimiser, mais de permettre aussi, la recherche dans des milliards de sites web. Mais est-ce le numérique seul qui fait ça ? 550 romans, ou 700, c’est déjà beaucoup, et il faut une recherche par mot-clé plutôt que de feuilleter les pages et parcourir un catalogue. Sur 100 000, évidemment, la chose est plus évidente. Dans les deux cas, la recherche du nombre, du chiffre, la concentration d’un capital.

La question de savoir ce que ça nous fait que disparaissent la rareté, le chef d’œuvre, le génie personnifié, dans la profusion, la richesse, où l’on ne peut plus se repérer, comme si nous étions angoissé à l’idée d’une nouvelle liberté, d’un terrain inconnu, jamais défriché, où nous sommes seuls car il y a quasiment un livre par lecteurice, et très peu à partager, à part le nom de la plateforme "j’ai lu ça sur WattPad", "moi aussi, j’ai lu autre chose sur WattPad". Mais peut-être que, dans le foisonnement kaléidoscopique, chamarré, qui change presque à chaque seconde sous nos yeux quand on le lit, dans les millions et les millions de pages, de vidéos mises en ligne chaque jour (l’équivalent d’une vie humaine toutes les vingt-quatre heures, on le sait), il y a quelque part, comme dans Le Chef d’œuvre inconnu, un fragment d’une absolue perfection, d’une lisibilité, d’une richesse, d’une complexité, d’une beauté.

Dans le numérique, il y a d’autres cas d’aplanissement. La génération de textes par agents conversationnels, moteurs statistiques de réponses aux questions, ces robots d’IA qui prennent — potentiellement — toute la création écrite humaine, la transforment en vecteurs dans un espace géométrique, et jouent ensuite de la probabilité de meilleure réponse, de meilleure voie dans ce nuage de mots de plusieurs milliers de milliards de lettres rattachés à différents sens, notions, possibilités, pour produire une réponse statistiquement la meilleure pour satisfaire le besoin plus ou moins inexprimé de l’utilisateurice. La langue qui sort de ça, est uniforme, on peut lui demander de répondre en vers, en néologismes, en franglais, peu importe, les concepts sont aussi aplanis, statistiques, choisis dans une matrice à n dimensions de laquelle on ne peut pas sortir.

Au fond, je ne sais pas ce que j’essaie de comprendre ou dire, mais je crois que j’ai fini par l’écrire, on verra plus tard la suite. (Ou je demande à une IA de compléter mon texte ? — non).

Viser au plus juste.

Mais rien n’arrive.

Combien sont trompeuses les apparences surtout quand elles se superposent.

— Pierre Ménard, Les épiphanies, sur L’aiR Nu.

Notes

[1Pris sur WP.

Partager cet article

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par les responsables.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Je crée du contenu sur le web depuis 2001. Ici, il n'y a pas de vidéo, mais comme tout créateur de contenu, j'accepte le soutien mensuel, ou ponctuel.

Rien à voir, mais vous pouvez faire trembler la page.