Don : soutien financier
Flux RSS RSS (flux d'abonnement)

Ratio des morts

jeudi 26 octobre 2023

23 octobre 2023

On voit passer le chiffre des morts. Les journaux impriment des nombres. Des fils d’actualités jaillissent les cris du cœur. La politique est après le cœur, et reste le cœur. On est touché, on sait pourquoi et, aussi, on ne sait pas pourquoi. On voudrait se protéger, disparaître, oublier à chaque minute ce que la précédente nous a montré. On voudrait comprendre pour trouver une solution, une issue, respirer, imaginer une Paix, une signature. Il y a les refus avant tout, les Non, salutaires, les tristesses gouvernantes.

Quand on lit que la région s’enflamme, on lit que la région enflamme, les esprits, les cœurs lointains, la guerre peut toucher très loin et des meurtres du Hamas perpétrés le 7 octobre, si deux semaines après on ne sait pas encore tout [1], on sait qu’il s’agit de terrorisme, particulièrement atroce, comme un degré franchi dans l’horreur, dans l’ampleur, on constate hébété que c’est possible, c’est encore possible, comme si cela allait, toujours, être possible, siècle après siècle. On franchit quoi, alors ? On mesure quoi, de ce degré ? On pense comment, ainsi, comme de travers, à estimer l’enfer ?

De la réponse adverse qui va tonner, on sait d’expérience qu’il se prépare de nombreux morts, et on ne peut pas s’empêcher de se demander s’ils seront "aussi horribles" ou "pas aussi horribles". Par exemple, on se dit qu’ils ne vont pas brûler volontairement des enfants en le filmant, ils vont "juste" les tuer comme des morts d’une guerre sale moins sale que celle d’en face ? Est-ce possible de penser ça ? Il faut refuser. Arrêter les tirs, les bombes. Faire autrement. On se dit qu’une partie d’échecs pourrait remplacer tout ça, un match de rugby, n’importe quel autre rituel. Mais Clausewitz l’écrit, "la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens", au lieu qu’il y ait d’autres moyens au-delà de la guerre, il n’y en a pas, on n’en a pas inventé après, on a mis ça au bout, en fin de compte, à la place d’autre chose, à la place du vide.

Des morts qui vont être, jour après jour, "bilan" après "bilan", plus nombreux, on le sait, ça va arriver, horriblement plus nombreux, et ça ne s’arrêtera jamais alors ? Et ce mot de "bilan", comme un bilan comptable, comme une immense entreprise de mort. Ne faut-il pas refuser ces pensées ? Ce qu’on en vient à penser est détestable, ce sont des mots qui nous sont mis dans notre propre pensée, et on voudrait être loin, très loin. Et j’écris "on" pour ajouter une distance, bien sûr, parce qu’avec l’effet des réseaux sociaux, une image qu’on ne voulait pas voir, et puis une autre, et puis ces jambes d’enfants palestiniens portant leur nom écrit au marker indélébile par les parents, on ne l’oubliera pas, pour que leur cadavre soit identifiable, c’est une astuce domestique qu’on avait déjà entendu il y a un an en Ukraine, et c’est quand même quelque chose, cette époque d’avoir ces réflexions, que tel meurtre d’enfant soit possiblement moins sadique, et que ça aurait donc quelque chose comme une valeur différente, à considérer, mais on n’est pas jury, il n’y a pas de tribunal, il y a cette liberté, laissée, de faire des morts, avec des bombes, avec des armes, la guerre reste cette création humaine légale, qui dispose de règlements, on l’entend quand on entend qu’il y aurait des "crimes de guerre", et que c’est une chose qui paraît interdite, pourtant on l’entend, ils sont commis, ils font partie de la guerre, comme un carton rouge au football, le match continue.

Pour ce qu’on en voit aujourd’hui, c’est comme quand la Russie répond à des attaques terroristes, on voudrait que les attaques n’aient pas tué de civils, et en retour on voudrait que l’armée russe ne répondent pas comme ça en tuant aussi des civils. Et on voudrait que nos gouvernements ne s’allient avec ces pouvoirs fondamentalistes, suprémacistes. Si l’on refuse le pouvoir de Poutine et sa réponse au-delà de la politique, pourquoi accepter celle israélienne ?

Enfin, il faut toujours commencer par dire deux ou trois choses au moins. Condamner les atrocités commises par le Hamas le 7 octobre dernier. Puis appeler au cessez-le-feu immédiat. Car il faut condamner, également, le régime réactionnaire de Netanyahou, dont la brutalité est en train de s’étendre, et cette occupation, cet apartheid. Ensuite, toujours, viendrait la question du partage des terres, des zones occupées à rendre, pour que la vie en paix soit possible, réparatrice. Et pour chaque étape de ces deux ou trois choses au moins, soutenir les familles des victimes, leurs proches, les vivants et les survivants. Comme un rituel, dire ça, toujours, comme un salut, un Shalom, un Salam.

Selim Nessib (journaliste, écrivain, scénariste libanais) :

Pour [le Hamas] il n’est pas simplement question de politique mais de rendre toute paix impossible.[...]
Ouvrant le feu sans discrimination sur des jeunes qui faisaient la fête, sur les habitants des kibboutz plutôt de gauche[...] le Hamas a envoyé implicitement un message à Israël : "nous voulons votre mort à tous".

On voit passer le chiffre des morts. On s’empêche d’imaginer le drame personnel et infini pour chaque unité de ces milliers, pour éviter la folie. 3000 ? 5000 ? On connaît quelques vies autour de soi, au quotidien, et on sait combien un deuil est difficile. Mais 5000 deuils ? Ensuite, on essaye de ne pas penser au ratio, pas encore atteint, car les morts doivent s’équilibrer selon les règles morbides des monstres d’un côté auxquels répondent les monstres de l’autre côté. Oui, ce ratio et avec, entre eux, une question, une seule question politique. Mais c’est une question posée par des fondamentalistes entre eux, ce n’est pas une question politique, ce n’est sans doute même pas une question et la Paix n’aura pas d’issue, et les militants de la Paix sont tués de toute façon, et jusqu’aux journalistes, que ni les fous de religion et de drapeau, ni la guerre n’aiment (comme on l’apprend le 25/10). On espère qu’il reste un lieu de dialogue, et que ses défenseur-es pourront encore parler, être entendu-es, écouté-es.

Ron Leshem (scénariste et producteur israélien)

En tant qu’homosexuel, j’ai demandé pendant des années à mes amis européens de gauche d’être attentif à la nuance, de reconnaître que leur soutien à l’extrémisme islamique, aux régimes qui, au nom de la religion, tuent les personnes LGBTQ, les militants pour la liberté, les femmes soupçonnées de relations sexuelles avant ou hors mariage, les libéraux, les journalistes, und so wieter constituent un danger imminent et un risque moral. J’ai écrit, démontré et argumenté avec passion en faveur des droits des Palestiniens et de l’indépendance. Mais le Hamas est une force monstrueuse et implacable qui exterminera les Juifs, les Israéliens, les homosexuels et tous ceux qui ne se soumettent pas à son fondamentalisme.

Comme des sacrifices, comme si ça servait à quelque chose. Des vies prisonnières, des vies libres. Et on voit passer le chiffre des morts. On voit passer des chiffres qui remplacent d’autres chiffres. D’Ukraine, pour quelques jours, exit les drones kamikazes russes, par exemple. Ce n’est qu’un seul exemple, malheureusement. Et puis, il y a d’autres chiffres, qu’on ne voit pas passer, qui semblent anecdotiques tellement il faut les chercher dans des journaux, des entrefilets, ce sont pourtant des vies, unique, unique, unique, etc. Comme ici dans cette information, que je n’avais pas encore entendue :

Dix-huit Thaïlandais ont péri dans l’offensive du Hamas en territoire israélien, un bilan lourd pour le royaume d’Asie du Sud-Est habitué à se tenir à l’écart des principaux conflits mondiaux.

Onze autres ressortissants thaïlandais ont en outre été enlevés, selon le dernier bilan du ministère des Affaires étrangères. En tout, près de 150 personnes ont été enlevées.

Des travailleurs immigrés, qui cueillent des tomates tout autour de la bande de Gaza. Plus de 20000 travailleurs thaïlandais, qui ont remplacé les gazaouis soumis à des restrictions : "leur situation les rend vulnérables en Israël. Bas salaires, heures de travail excessives, logements insalubres… Les travailleurs agricoles thaïlandais sont confrontés à de graves violations des droits du travail, a alerté en 2015 l’ONG Human Rights Watch." Sur le site de HRW, on apprend qu’un travailleur thaïlandais est mort en 2013, la nuit au cours de son sommeil, comme plusieurs autres travailleurs, après une journée banale de 17 heures de travail, pour une société agroalimentaire israélienne, cela sans un seul jour de repos dans la semaine. Esclaves un jour, prisonniers le lendemain, monnaie d’échange, morts peut-être, depuis. Et les champs de tomates dépérissent, les systèmes d’irrigations sont détruits, les champs sont visés par les tirs de roquettes pour empêcher les récoltes. Il y a ça aussi, les classes exploitées, les enjeux de territoire, de ressources. Les riches ne sont riches que parce qu’il y a des pauvres, qu’ils s’envoient ensuite les uns contre les autres pour se faire la guerre [2].

Sayed Kashva (écrivain arabe israélien) :

Quand l’Occident et la Maison Blanche ne veulent même par parler aux Palestiniens, comment espérer une autre réponse que l’extrémisme ? Ce que je regrette profondément c’est qu’il n’y ait pas une seule voix à laquelle s’identifier, pas une parole qui propose un futur meilleur.

C’est du Libération des 21-22 octobre que je tire mes citations de cinq écrivains [3].

Anne Wiewiorka (historienne)

[à propos de l’explosion de l’hôpital Al-Ahli Arabi] Un événement qui n’est pas avéré — puisque c’est selon toute probabilité pas un tir venu d’Israël — sert donc la propagande [...] à seule fin d’enflammer les foules.
[...]
Ma seule certitude est que le 7 octobre est un événement réellement historique qui rebat les cartes en Israël, dans la région, et dans le monde entier.

Il y a le nombre des morts et le ratio, on se retrouve à graduer l’horreur. Il faudrait pouvoir tout refuser en bloc, car les représailles vont-elles aussi faire payer un rapt d’enfant par dix rapts d’enfants ? Non, c’est une pensée cynique, qu’on ne peut pas penser non plus. On ne sait plus ce qu’il faut ne pas penser, et l’on y pense quand même. Ce sont des tristesses que l’on pense. Et, selon la culture qu’on a, on peut penser spontanément à trois phrases, les deux premières se suivent dans l’Ancien Testament :

Tu donneras vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, blessure pour blessure, meurtrissure pour meurtrissure.

Or, moins connu il me semble, moins citée, un peu plus loin, cette phrase :

Si un homme frappe l’œil de son esclave, homme ou femme, et qu’il lui fasse perdre l’œil, il le mettra en liberté, pour prix de son œil. Et s’il fait tomber une dent à son esclave, homme ou femme, il le mettra en liberté, pour prix de sa dent.

Et celle du Nouveau testament :

Je vous dis de ne pas résister au méchant. Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, présente-lui aussi l’autre.

Ces phrases sont anciennes, veulent tout dire, tout et rien car on vit, on ressent, au présent, il faut trouver les mots justes pour les moments qui viennent. Et puis, on n’utilise pas de phrases pour faire la Paix, n’est-ce pas ? Ou alors si, on n’utilise que des phrases, en réalité. On peut signer un accord de Paix, par exemple, au cours d’une cérémonie, rituel qui traverse les âges, et seuls les mots auront le pouvoir de tout arrêter. Mais quels mots apporteront la Paix ?

Des questions politiques, éthiques, morales, ou de survie. Mourir, laisser mourir, tuer, laisser tuer. Et tout ce qu’on voit, c’est passer le chiffre des morts.

26 octobre 1994, Israël et la Jordanie signent un traité de paix dans la vallée de l’Arabah, à la frontière entre les deux pays, en présence du président des Etats-Unis et du ministre des affaires étrangères russe. La cérémonie, qui dure 1 h 20, est filmée et librement accessible dans les archives de la Maison Blanche. Le paysage est désertique. Et la signature se déroule comme un curieux et très long ballet, muet, entrecoupé par l’annonce au micro et trois langues, hébreu, arabe, et l’incontournable langue de la diplomatie, l’anglais, les différentes étapes de la cérémonie et des protagonistes. (À écouter ici : France Culture)

Le territoire, cette occupation. La guerre dont on se demande comment elle est intriquée au tissu des sociétés humaines, partout, tout le temps, tout cela est plus fort que toutes les sagesses millénaires, et toutes les morales spontanées, toutes pourtant justes et toutes aussi intriquées à l’histoire de l’humanité. On n’entend pas beaucoup les militaires non plus, ce qui est étonnant, pour une guerre, après tout, non ? Et puis, c’est quoi la guerre ? Cette étrange structure qui semble vivre en symbiose avec l’humanité, depuis si longtemps... Parasite ou commensal ?

À la radio, Yara El-Ghadban (romancière, anthropologue) est interrompue beaucoup plus que que Nadav Lapid (réalisateur, écrivain). Les deux sont présentés comme opposants au régime colonisateur israélien. Elle est née en 1976 de parents réfugiés palestiniens, elle vit au Canada. Il est né en 1975 à Tel-Aviv, et vit à Paris. Je ne connais pas leur travail, je les ai entendus par hasard, un matin, à la radio. Pas par hasard non, mais parce qu’il y avait eu des milliers de morts, et que se préparaient d’autres milliers de morts. Le site de la radio a extrait deux phrases de l’interview, elle d’abord :

Le Hamas est le produit d’un contexte très clair qui est la colonisation et l’occupation. Selon moi, on ne peut pas parler du Hamas sans rappeler ces choses-là.

Lui ensuite :

Je pense qu’il faut sûrement qu’on évite de tomber dans une sorte de dynamique où chacun est l’ambassadeur de son peuple et chacun est en train d’essayer de marquer des points ou marquer des buts dans l’opinion publique française, occidentale. Je pense que d’abord c’est humiliant pour nos peuples comme si on est obligé de profiter de l’affirmation et de l’affection de la France, des Américains, etc.

Elle a dit aussi, au journaliste qui la coupait sans arrêt, je remarque ça, pour lui demander de préciser ci, de dire d’abord cela, pour l’auditeur et l’auditrice, parce qu’il faut être clair etc., qu’elle était là, à la radio, sous le feu des questions, obligée de "justifier de [son] humanité", et que oui, elle condamnait le Hamas et ses attaques atroces, inhumaines, mais pourquoi on lui demandait à elle de justifier de cela, avant de dire la phrase citée au-dessus.

Ce procédé en plusieurs étapes, pour le respect des morts, des vivants, ce rituel de Salut, Shalom, Salam. Dire l’évidence, à quoi bon ? C’est parce que j’ai lu des tracts, de gauche, d’extrême-gauche, dont je me sens proche, qui ne la disait pas, cette évidence, et cette absence de soutien à ces victimes israéliennes est devenu choquante. Mais quand on a dit ça, je ne sais pas trop ce qu’on a dit, dans un conflit qui remonte à trois-quarts de siècles, que peut-on dire ou faire qui serve à quelque chose ? Sans doute déjà le soutien, à toutes celles et ceux qui souffrent de ce conflit, années après années. Le plus dur est de lire quelqu’un qui assimile les attaques du 7 à un geste de résistance désespérée. On peut expliquer ce qui s’est passé dans le cadre local, vu l’histoire, etc., comprendre le processus n’est pas comprendre dans le sens d’excuser. Quand j’ai travaillé sur l’occupation et la résistance, en France entre 42 et 45, je n’ai lu nulle part qu’il était venu à l’idée d’un groupe de s’en prendre aux enfants allemands par exemple. Mais j’ai peut-être raté une histoire survenue à tel endroit, tel jour, qui serait aussitôt inadmissible, précisément. On sait qu’à la libération certains sont allés jusqu’à la vengeance, la justice rapide, on sait les femmes rasées ; il y a d’autres histoires, qui n’auraient pas dû avoir lieu. Penser à cette période de notre histoire, m’a fait penser à la légitimité : les groupes de résistants, formant peu à peu réseau, n’avaient pas été élus démocratiquement, ni même nommés, ils étaient organisés par Londres, un gouvernement tout autant spontané et non élu. Or, d’un certain point de vue, tout était "légitime". Pétain, élu par l’Assemblée nationale le 10 juillet 1940, était illégitime. Que le Hamas représente soi-disant les Palestiniens, suite à des législatives, n’est donc pas un argument.

Et puis après ces moments, en 45, ce fut la Paix, cependant que l’exploitation et la domination capitaliste continuaient, et si on ne parle pas de ça, aussi, on rate quelque chose. Structures politiques, économiques, la Paix c’est aussi la démocratie, la population qui contrôle son destin, un destin qui ne satisfait pas les plus riches uniquement, un destin qui ne soit pas écrasé par les structures de domination, de colonisation, quelles qu’elles soient.

Francis Blanche, dans une évidence que je n’avais jamais vu écrite, mentionne une période historique par les Paix, plutôt que par les Guerres :

Je suis né pendant la paix de 18-39.

C’est tout, j’avais ça sur le cœur, dans la mesure où ce que j’ai écrit se rapproche des sentiments qui m’animent. Ce que le cœur refuse, ce que la tristesse peut dire, la politique ne devrait être que ça. On ne peut pas faire de politique sans émotion.

Notes

[1On apprend, on voudrait ne pas le savoir, que le gouvernement israélien a présenté à la presse 43 minutes de vidéos tournées pendant les massacres, les tortures, ce qu’il s’est passé le 7. On ne veut pas le savoir, mais savoir que la trace existe, la trace prise en directe, parfois même volontairement par les soldats du Hamas eux-mêmes.

[2J’avais lu cette formule chez Despentes, il y a longtemps, à peu près : les riches s’envoient leurs pauvres se faire la guerre, sur son blog, disparu aujourd’hui.

[3Dont une seule femme, peut-être parce que la guerre est, pour Libé aussi, un truc d’hommes ?

Partager cet article

Je crée du contenu sur le web depuis 2001. Ici, il n'y a pas de vidéo, mais comme tout créateur de contenu, j'accepte le soutien mensuel, ou ponctuel.

Rien à voir, mais vous pouvez faire trembler la page.