Rente
mardi 4 juin 2024
28 mai 2024
Je ne peux pas dire que le livre d’HLT ne m’inquiète pas. Si j’essaye de me mettre dans la tête de quelqu’un qui vend, éditeur, ou libraire, j’imagine sur la table de la librairie les deux livres, côte à côte. Et ensuite je me mets dans la tête de l’acheteur, qui rentre dans la boutique, il choisit quoi entre machin truc et Prix Goncourt publié par Gallimard ? Achète-t-il les deux parce que le genre lui plaît bien ? Il va tenter l’inconnu pour offrir le cadeau d’anniversaire ou de Noël ? Je ne pense pas. Pourtant, si l’on est ignorant des deux textes, des deux auteurs, je crois que Le Réseau Robert Keller sonne mieux, ça claque un peu, non ? Bon, est-ce que ça me rassure sur mon texte de me dire que c’est la raison pour laquelle je n’ai pas de réponse positive de publication ? Ou est-ce que ça m’inquiète parce que j’ai envoyé mon manuscrit des mois avant de savoir ce qu’il en serait de cette demi-rentrée de printemps ? Je suis de nature inquiète, donc tout ça ne change pas grand chose. Si, une chose. Si je pense à "vendre", voilà où je tombe : l’inquiétude d’un livre que j’aime bien, Le Nom sur le mur. Je pense à tout ça, et c’est peut-être ce qui se passe, dans les têtes. Voilà ce que le Marché fait à la littérature.
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J’avais tout organisé pour être rentier, qui est le seul métier que je sache effectuer correctement. Tout d’abord, écrire un livre sur le travail, l’openspace, ces esplanades de tours de verres et de bureaux ; autant de lecteurices potentiel·les, n’est-ce pas ? Un livre descriptif, répétitif, mais libérateur (on me l’a dit, je n’invente rien). Puis écrire un livre d’une nostalgie agréable, mélancolie positive, sur la campagne des années 80, un village, un parmi 36000 communes, sans y être mais en s’adressant à l’enfant qui y était ; quoi de mieux ? Pour chacun, j’ai choisi une forme à la fois exigeante, accessible, adaptée au fond (à nouveau, je ne fais que reprendre à mon compte ce que j’ai entendu). Mettons un livre par commune, et 200.000 travailleur·euses à la Défense, on voit tout de suite le marché que visaient mes livres. Forme adaptée au fond aussi pour pour écrire sur les câbles de fibre optique et le protocole de communication sur internet, quand le personnage principal veut détruire internet par dépit amoureux — les tirets cadratins pour encapsuler le texte dans des câbles — un livre difficile, mais une fois qu’on est lancé, on ne s’arrête plus (dit-on). Pour moi, autant de succès assurés en poche, il me semble, si c’est là, ce sera lu. Mais il faut que ce soit là. La diffusion semble être la clé, au moins diffuser, après voir.
Pour ces textes, principalement pour ces trois là, je suis pris dans une sorte de double injonction. Entre les retours positifs, et l’absence de ventes (pas tout à fait, mais à moins de 150), ou l’absence de reconnaissance hors d’un cercle restreint. D’un côté, soit je pense que j’écris bien, et que tout le monde me déteste, soit je pense que j’écris mal, et ne mérite rien. Dans tous les cas, j’aurais sans doute été déçu, avec plus de diffusion ou d’articles dans la presse généraliste ou nationale par exemple, de ne pas en avoir plus, et avec 1000 ventes, de ne pas en avoir 5000, etc.
Il y a pire problèmes, je ne dis pas le contraire, ce n’est pas le sujet. Mais en principe, si tout s’était déroulé selon mes prévisions, je devrais vivre de mes rentes, droits d’auteur, brochés, numériques et poches, et adaptation cinématographiques, évidemment. Et je devrais vivre je ne sais pas, comme Larry David à Los Angeles dans sa série Curb your enthousiasm, et passer mon temps à, malgré tout, et donc, je ne sais pas, sûrement me détester et vivre dans l’angoisse d’être ainsi, rentier, parasite, inutile.
Quelque chose comme ça.