Seul contre tous
jeudi 4 juin 2020
19 mai 2020
En lisant La Désobéissance civile, de Henry David Thoreau, traduit par Jacques Mailhos (chez Gallmeister).
Ceux qui, tout en désapprouvant le caractère et les actes d’un gouvernement, lui offrent leur allégeance et leur soutien, sont sans aucun doute ses plus solides piliers.
HDT demande "pourquoi [le gouvernement] ne chérit-il pas la sagesse de sa minorité ?" Je me suis souvent demandé la même chose mais il s’agit là d’un insoluble dilemme car il y a toutes sortes de minorités qui se font concurrence de sagesse. Certaines partagent suffisamment de points de commun pour être considérées ensemble, d’autres sont au contraire antagonistes et écouter l’une c’est combattre les autres.
Lorsqu’il est plus juste que ses voisins, n’importe qui constitue à lui seul une majorité.
Encore une fois, je veux bien être d’accord si ce voisin combat pour la justice sociale, contre le racisme, le sexisme, l’homophobie, protège l’environnement, bref s’il est d’accord avec moi qui suis convaincu comme HDT que j’ai raison au point de me sentir majorité à moi seul. Mais voilà qui est bien présomptueux, même s’il n’y a rien de présomptueux, je pense, de tenir ces quelques généralités comme des nécessités universelles. Mais comment l’expliquer, le justifier ?
Sous un gouvernement qui emprisonne injustement, c’est en prison que l’homme juste est à sa juste place.
N’étant pas en prison, je me sens évidemment injuste. Ma peur des foules [1] m’ayant éviter les coups de matraque, de lacrymo, j’ai le sentiment de faire allégeance au pouvoir. Ecrire n’est pas un remplacement que HDT trouverait suffisant, car cette action n’engendre aucun effet direct sur le gouvernement comme, par exemple, ne pas payer ses impôts. Je suis incapable de ne pas payer mes impôts. HDT le dit, en parlant d’un Etat esclavagiste (le Massachusetts) certes, mais cela fait écho à tout type d’Etat qui pratique une forme quelconque d’oppression, comme la guerre contre les pauvres que nos Etats occidentaux et modernes pratiquent loi après loi :
Comment un homme peut-il se satisfaire de juste nourrir une opinion, et d’y trouver de l’agrément ?
[...]
[Il est] impossible à un homme de vivre à la fois honnêtement et confortablement, sur le plan matériel. Cela ne vaut pas la peine d’accumuler des biens, car l’on peut être sûr de devoir bientôt les perdre. Vous devez louer votre logement, ou en occuper un à titre gracieux, ne cultiver que de maigres récoltes et les manger rapidement. Vous devez vivre en vous-même, être toujours sur le qui-vive, prêt à partir, sans posséder trop d’affaires.
Admirable principe qu’il a, je crois, toujours appliqué. A propos d’une nuit passée en prison pour n’avoir pas acquitté un impôt forfaitaire qu’il jugeait financer l’esclavagisme de son Etat, HDT écrit :
L’Etat ne tente jamais de s’adresser au jugement intellectuel ou moral d’un homme, mais seulement à son corps, à ses sens. L’Etat n’est doué ni d’un esprit supérieur ni d’une honnêteté supérieure, mais uniquement d’une force physique supérieure.
Il y a pour moi une friction à défendre l’idée qu’un homme seul puisse désobéir à l’Etat pour de nobles et supérieures raisons, qu’il réduit ensuite à des raisons de nature (avec la parabole du gland et de la châtaigne.
[un gland et une châtaigne tombés côte à côte] obéissent tous deux à leurs lois propres, et germent, poussent et prospèrent du mieux qu’ils peuvent jusqu’à ce que l’un, peut-être, finisse par faire de l’ombre à l’autre et le détruise. Si une plante ne peut vivre conformément à sa nature, elle meurt. Il en va de même pour un homme.
C’est que chacun peut se prévaloir d’une Loi différente et finalement chaque membre du corps social s’en extrait et l’Etat n’existe plus. Abolir l’Etat, car chaque membre de la société l’aurait quitté pour mettre fin à l’esclavagisme, à la guerre, à l’exploitation, aux discriminations... voilà qui pourrait être une définition de l’anarchie. Mais les arbres qui se font de l’ombre, vivant "conformément à leur nature", voilà une construction politique qui prend une tournure inquiétante si l’on applique ce principe à l’homme surtout si un homme vit tellement selon sa nature qu’il fait mourir son voisin ! Et cette désobéissance civile qui rendrait chaque citoyen, individuellement, à la nature finalement, fait plus penser au libertarianisme qu’à l’anarchie.
[1] ma dernière grande manif remonte à 2005, pour les retraites, angoisse de ces rues tellement denses de monde.