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Style et histoire

dimanche 6 juin 2021

Porte voûte

31 mai 2021

Un effet ras-le-bol, tout de même, et sans doute passager, tout cela disparaîtra dans l’oubli de ce qui fait la Une un jour, mais marre de cette écrasante publicité faite aux histoires, aux livres basés sur l’action, à l’intrigue, comme si la langue se réduisait à une suite de récits : il s’est passé ça, il s’est passé ça, mais ceci ensuite, donc cela après, puis, puis, puis etc. On aura tous entendu ça, tel ou telle critique littéraire, et puis toutes ces affiches sur les bus dans ces mois récents où le livre était le seul élément culturel (comme on dit, pas artistique, culturel (depuis Malraux, long story)) à pouvoir faire l’objet d’une interaction physique [1], mais quelles affiches, bien entendu : des histoires, il faut que ça raconte. En particulier quand ce discours est accompagné d’une critique du style, quasi systématiquement, pour dire qu’il doit se faire oublier, que ce qui compte c’est ce que ça raconte, que finalement il vaut mieux une bonne histoire qu’un style personnel ou particulier, et que ça risque d’être "trop difficile" pour le lecteur, que le seul bon style c’est celui qui rend la lecture fluide et qu’il n’y en a donc qu’un, certains parlent d’écriture blanche (non mais, quel adjectif tout de même) etc. Bon, je déteste l’argument de l’homme de paille mais la situation est grave et même moi je suis parfois convaincu que, oui, une bonne histoire, un style pas trop compliqué, pourquoi pas. Et puis je bois un verre d’eau, je me passe de l’eau sur la figure, je me jette à l’eau, bref je me réveille. Au fond, je ne suis pas contre une bonne histoire, mais sans une forme précisément pensée pour la dire elle et elle seule, ça ne m’intéresse pas. C’est la question, qui semble éternelle, de ce qu’il faut travailler, la langue seule suffit-elle à faire un bon livre ? Je ne crois pas qu’un livre, j’allais dire "un grand livre", mais "tout livre" puisqu’on ne va pas rentrer dans une philosophie du jugement esthétique, je ne crois pas qu’aucun livre puisse laisser de côté la langue et la question du style, du comment-écrire-cette-phrase-de-la-manière-la-plus-juste sans en faire, de deux choses l’une, soit une soupe facile à avaler, soit un opaque illisible.

Et c’est dans cet état d’esprit que j’ai vu passer cette citation de Flaubert, que l’on voit reprise souvent pour faire dire à Gve le contraire de ce qu’il préconise à longueur de correspondance :

L’auteur, dans son œuvre, doit être comme Dieu dans l’univers, présent partout, et visible nulle part

On trouve cette phrase dans une lettre à Louise Collet du 9 décembre 1852. Mais voici la suite :

L’art étant une seconde nature, le créateur de cette nature-là doit agir par des procédés analogues : que l’on sente dans tous les atomes, à tous les aspects, une impassibilité cachée et infinie. L’effet, pour le spectateur, doit être une espèce d’ébahissement. Comment tout cela s’est-il fait ! doit-on dire ! et qu’on se sente écrasé sans savoir pourquoi. – L’art grec était dans ce principe-là et, pour y arriver plus vite, il choisissait ses personnages dans des conditions sociales exceptionnelles, rois, dieux, demi-dieux. – On [ne] vous intéressait pas avec vous-mêmes.- Le Divin était le but. 

Une phrase proche existe, écrite presque cinq ans plus tard, et qui je crois précise cette pensée, condense les deux passages et la rend plus intéressante car à mon avis plus juste, parce que mûrie (analysé-je) ; le 18 mars 1857, dans une lettre à Marie-Sophie Leroyer de Chantepie :

L’artiste doit être dans son œuvre comme Dieu dans la création, invisible et tout-puissant ; qu’on le sente partout, mais qu’on ne le voie pas.

Beaucoup de changements entre la première phrase servant de citation, et sa suite, ainsi qu’entre cette même première citation et sa version mûrie de cinq années.

"L’artiste" d’abord, qui n’est pas simplement l’auteur qui écrit (et qui pourrait écrire une lettre, un manuel d’instruction, un article de journal, qui sont d’autres objets dont il n’est simplement pas question ici) Flaubert place l’écrivain de roman du côté des arts et du temps long [2]. La première citation est souvent utilisée pour dire le contraire de ce que dit la seconde, il me semble, pour dire que le style ne doit pas se voir, l’auteur effacé, et par conséquent donner toute son importance à l’histoire, devant le style. Or, Flaubert dans toute sa correspondance passe son temps à parler du travail du style, de la forme, qui seule donne son élan, son sens, au fond. Et c’est pourquoi je préfère la variante de 1857. Car il s’agit bien de "création", plutôt que de parler simplement d’un "univers" qu’on devine par ailleurs statique comme on le pensait à l’époque, en tout cas quelque chose de préétabli. La création est importante et il ne s’agit ni de fabrication, ni de trouvaille, mais de travail. L’idée d’invisibilité se retrouve d’une version à l’autre, mais pas celle de "toute-puissance", plus forte que la simple "présence". Le "présent" est figé, c’est ce qui "est" là, la "toute-puissance" peut bousculer, construire ou détruire, avoir une influence telle qu’on "le sente" sans la fausse modestie qui consiste à dire "ce sont mes personnages qui m’ont guidé, qui ont fait l’histoire", ou autre façon de dire finalement "je ne travaille pas, ça se fait tout seul", qui revient encore à nier le style, le travail de la forme, le travail de création. Sans le "voir" ne signifie pas qu’il n’y a pas de signature ou de personnalité, mais que celle-ci doit se faire oublier, tout en restant unique. Donc le style singulier, lisible, d’un auteur-artiste particulier, est bien l’important en 1857 — et déjà en 1852 en lisant la suite : on doit se sentir "écrasé" par "l’effet" du texte ! Cet "important", j’aime le voir plutôt comme une politesse, une décence, qui n’impose rien (je veux dire aucune explication de texte) et laisse la place au lecteur de se sentir bien dans cet "univers", sans le nommer, mais défini par un auteur, une autrice, et donc unique, inimitable. La version de 1852 utilisée pour dire combien il est indispensable que l’auteurice s’efface derrière son texte, très bien, mais que le texte n’ait pas de style, ou que la langue elle-même se fasse oublier, devient, en 1857, un contresens. Utiliser Flaubert dans cette intention m’est insupportable, parce qu’il a écrit ceci, à la même, cinq plus tard encore :

Vous me dites que je fais trop attention à la forme. Hélas ! c’est comme le corps et l’âme ; la forme et l’idée, pour moi, c’est tout un et je ne sais pas ce qu’est l’un sans l’autre. Plus une idée est belle, plus la phrase est sonore ; soyez-en sûre. La précision de la pensée fait (et est elle-même) celle du mot.

Enfin, une de mes phrases préférées de sa correspondance (c’est moi qui souligne) :

Il ne faut jamais écrire de phrases toutes faites. On m’écorchera vif plutôt que de me faire admettre une pareille théorie. Elle est très commode, j’en conviens, mais voilà tout. Il faut que les endroits faibles d’un livre soient mieux écrits que les autres.

Ce à quoi je dirai plutôt que tous les passages d’un livre doivent être mieux écrits que les autres, car je pense qu’on peut très bien "mal écrire une bonne idée" pour reprendre ses termes.

Tout ceci me rappelle une autre phrase, souvent isolée, de Proust, citée mille fois elle aussi :

Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère.

Souvent isolée et voici la suite, dans la conclusion de Contre Sainte-Beuve, qui précise un peu les choses :

Il est si personnel, si unique, le principe qui agit en nous quand nous écrivons et crée au fur et à mesure notre œuvre, que dans la même génération les esprits de même sorte, de même famille, de même culture, de même inspiration, de même milieu, de même condition, prennent la plume pour écrire presque de la même manière la même chose décrite et ajoutent chacun la broderie particulière qui n’est qu’à lui, et qui fait de la même chose une chose toute nouvelle, où toutes les proportions des qualités des autres sont déplacées. Et ainsi le genre des écrivains originaux se poursuit, chacun faisant entendre une note essentielle qui cependant, par un intervalle imperceptible, est irréductiblement différente de celle qui la précède et de celle qui la suit.

*

Définir le style semble être un exercice impossible. J’emploie ici volontairement le mot "beau" pour bien dire qu’il est impossible de le définir : un beau style pourra être lisible, d’une lisibilité exceptionnelle, tout en restant simple. Un beau style pourra être difficile à lire, demander du travail à la lecture pour être compris et apprécié. Dans sa correspondance, Flaubert utilise des détours, des métaphores ou des paraboles, mais parvient-il vraiment à expliquer ce qu’est le style ? Non, mais on comprend, peut-être parce qu’il le montre, en écrivant les heures qu’il passe à réécrire un passage, ou à n’avoir produit que trois lignes, mais trois lignes pour lesquelles passer la journée ou la semaine dessus valait la peine. Il le montre peut-être avec ses exemples, quand il corrige phrase à phrase un texte de Louise Colet par exemple, montrant la phrase qui ne va pas, et celle qui irait mieux, comme un dictionnaire du style, improvisé sous nos yeux.

Définir l’histoire paraît plus facile, sans doute parce que beaucoup plus de monde a réfléchi à la question de savoir comment écrire une bonne histoire (à cause des ventes que cela fait ?) Un héros qui doit mener une quête, passer des épreuves, rencontrer des résistances, sortir victorieux de certaines étapes etc., tandis que les personnages secondaires qui l’aident ou l’empêchent, etc. Le cinéma, les séries-télé, les ateliers de creative writing américains, il y a une culture du récit, très forte. On trouve des plans, des situations, des schémas narratifs qui fonctionnent [3]. Tout cela n’est peut-être qu’une facilité apparente.

Le style, le travail qui fait qu’une phrase sera une bonne phrase comme un récit peut être une bonne histoire, comment le juger, le mesurer ? Parmi les histoires qui se vendent, combien sont celles qui restent, ou plutôt parmi celles qui restent, combien sont celles qui ne sont pas uniquement histoire mais aussi et avant tout langue, une langue qui a réussi à ne pas rester dans son époque mais à rester lisible encore longtemps après. Il y a là un début de critère. En relisant des bestsellers oubliés des années 30 ou 50, la langue est si datée, quand des livres de ces années qui sont restés semblent avoir été écrit le jour même, il y a une intemporalité de leur langue, qu’elle soit simple ou complexe à lire, en tout cas "ils me parlent" d’emblée, indépendamment de leur sujet [4].

Ce sont ces pensées sur le travail du style, ces phrases de Flaubert que j’ai en tête depuis des années que je les connais, en m’identifiant totalement. Pour finir une dernière citation, de Roland Barthes :

Je n’ai pas le droit de me comparer à Dante, mais j’ai le droit de m’identifier à lui.
Notes

[1Je veux dire que le cinéma, les séries, la musique, passaient par les tuyaux directement à la maison, tout comme d’ailleurs un bon livre numérique.

[2Xavier Garnerin : "Quand on écrit, on trafique avec l’éternité : tous les instants comptent". Dans Etagère.

[3Au hasard : le héros enfant abandonné qui doit combattre le Mal absolu mais ne pourra y parvenir que lorsqu’il aura retrouvé d’une manière ou d’une autre une forme de paix avec son passé mystérieux, au cours d’une aventure où, après hésitations, avec un groupe d’adjuvants il se décide à partir avant d’être séparé d’eux pour mieux les retrouver ensuite, grandi, prêt à affronter l’épreuve finale.

[4Bien sûr, il y a sans doute de magnifiques oubliés et d’horribles classiques, mais statistiquement, je n’ai pas un peu raison quand même ?

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