Don : soutien financier
Flux RSS RSS (flux d'abonnement)

Tellement possible

mardi 21 janvier 2025

sur une table de café : une paire de lunettes de lecture, un verre d'eau effervescent d'un cachet, une tasse à expresso jaune.
 

20 janvier 2025

Tout semble tellement possible. Techniquement, tout est à portée de recherche, tous les textes semblent exister, toutes les vidéos. On peut tout fabriquer, acheter, faire transporter et trouver dans sa boîte aux lettres ou au point relai voisin. Pour ma poêle usée, ce revêtement, une pile pour thermomètre, même les objets du quotidien ne sont plus des ennemis. Et aussi, des robots sur Mars, des bombes atomiques, des images d’il y a 13 milliards d’années, des attentats suicides, de la solidarité locale envers et contre tout, des arnaques en ligne, le retour du fascisme, le retour du communisme, le financement de la Sécurité sociale, la paix dans le monde, l’égalité, la liberté... — oui, enfin, presque tout semble possible. C’est plutôt un mythe, mais tenace, il recouvre le reste sans doute, c’est un mythe qui semble nous dire qu’il ne reste qu’à le vouloir, pour que ça existe, tout peut être produit, fabriqué, et surtout vendu (dans la limite des termes définis par le contrat tacite de domination capitaliste, mais il y a quelque chose, une hypnose, qui réussit à nous faire oublier l’existence de ces termes).

Dans l’ordre de ce mythe, les IA génératives s’inscrivent parfaitement ; il suffit d’écrire une description et l’image existe soudain, alors qu’elle n’avait jamais existé. Si l’on oublie ce que masque cette profusion, nous disant qu’il y a tant qu’on peut bien oublier le reste, ce subversif d’égalité, de liberté, de paix, toutes ces choses masquées par la profusion elle-même — et il n’y a même pas de volonté délibéré, nécessaire, aucun effort de la part d’un pouvoir qui serait inquiété, de cacher l’existence de la Révolution sociale, la possibilité de fraternité, sororité, grèves, blocages, insurrection ; pas la peine, tellement tout est étouffé par le déversoir matériel, numérique et informationnel sans fin [1].

Or, il reste que dans cette abondance qui nous écrase, jusque dans les trajets quotidiens du métro, du bus, avec le pouce sur les vidéos infinies de l’Univers sans bord, il reste que quelque chose manque de plus en plus. Cette chose, c’est le manque. Il manque le manque. Et, pour trouver un espace où le non-possible serait à nouveau possible, comme seule possibilité manquante : celle de ne pas pouvoir. Un endroit où autre chose que l’infini des possibles permettrait d’avoir un espace de surprise, de respiration, d’inattendu, ou simplement encore de vide, d’assurance qu’il n’y a rien à extraire qu’une absence éternelle de réponse, on dirait qu’il faut se tourner vers l’absolu non-matériel, non-informationnel, trouver une mystique, une religion, ou basculer dans la folie.

Et ces jours-ci, je pense à David Lynch et aux hommages, commentaires, et il semble bien que ce soit grâce à ce genre d’œuvres qu’on peut respirer encore, sans avoir besoin de mystique, de croyance, une œuvre impossible à décrire avec des mots, impossible à classifier, mais qui diffuse, qui touche, qui est là pour nous, sans mots, sans solution, d’une liberté totale.

Jusqu’où va la croyance ? Le réchauffement climatique, les dérèglements du ciel, tout est bien visible, la réalité est brûlante, mais on préfère se crever les yeux, comme lorsque Clément Rosset grille un feu rouge dans Le Réel et son double.

Imaginons qu’au volant de ma voiture je sois, pour une raison ou une autre, très pressé d’arriver à destination, et rencontre sur ma route un feu rouge. Je puis me résigner au retard qu’il m’occasionne, stopper mon véhicule et attendre que le feu passe au vert : acceptation du réel. Je puis aussi refuser une perception qui contrarie mes desseins ; je décide alors d’ignorer l’interdiction et brûle le feu, c’est-à-dire que je prends sur moi de ne pas voir un réel dont j’ai reconnu l’existence : attitude d’Œdipe se crevant les yeux. Je peux encore, toujours dans l’hypothèse d’un refus de perception, estimer rapidement que cet obstacle placé sur ma route entraînera un chagrin trop cruel pour mes facultés d’adaptation au réel ; je décide alors d’en finir en me suicidant à l’aide d’un revolver placé dans ma boîte à gants, ou « refoule » l’image du feu rouge dans mon inconscient : ainsi enterré, ce feu rouge brûlé n’en viendra jamais à surnager dans ma conscience, à moins que ne s’en mêlent un psychanalyste ou un policier. Dans ces deux derniers cas (suicide, refoulement), j’ai opposé un refus de perception à la nécessité où m’aurait placé la perception du feu rouge. Mais il existe encore un autre moyen d’ignorer cette nécessité, qui se distingue de tous les moyens précédents en ce qu’il rend justice au réel, s’accordant ainsi, en apparence du moins, avec la perception « normale » : je perçois que le feu est rouge — mais en conclus que c’est à moi de passer.

Se crever les yeux. Appliqué au domaine politique évidemment, c’est désarmant. Au cas du réchauffement climatique : je vois que la planète brûle et j’en conclus qu’il faut en profiter pour terminer les ressources bien plus vite. Ou encore : je vois bien l’exploitation infinie du capitalisme sur les travailleureuses et au lieu de me mettre en grève ou de bloquer les routes, les ports, j’achète sur Amazon, etc.

Musk aurait lancé son bras, du cœur vers le ciel, en un salut proche ou identique au salut nazi. En effet, l’image y ressemble, et puis après son soutien au parti nazi allemand AfD, après ses tweets clin d’œil au nazisme en mode troll, mais dans ce cas le second degré n’est qu’un premier degré déguisé, on le sait, après tout ça, la campagne raciste qui promet des expulsions massives, l’insurrection du Capitole il y a 4 ans, etc. Ce n’est probablement pas une erreur, mais encore un signe, une reconnaissance, une assurance exposée aux yeux de certains, pour quelle raison, finale ? Sur l’image où il lève le bras, sachant ce qu’on sait et dont il ne se cache pas, ni lui, ni Trump, ni beaucoup de soutiens, autant se crever les yeux, en effet.

Je réécris, donc, mais je me rends à l’évidence : il va falloir supprimer une partie importante, celle consacrée aux "autres", dont Marie Couette, ce qui est vraiment dommage. Cependant, comme elle-même le réclamait dans une version précédente déjà réduite, elle mérite son propre roman.

Notes

Partager cet article

Je crée du contenu sur le web depuis 2001. Ici, il n'y a pas de vidéo, mais comme tout créateur de contenu, j'accepte le soutien mensuel, ou ponctuel.

Rien à voir, mais vous pouvez faire trembler la page.