Une question de droits
jeudi 5 décembre 2024
3 décembre 2024
Je découvre que le problème des "acteurs du livre" serait le marché de l’occasion du livre.
"Les lecteurs savent-ils que, sur les livres d’occasion, les auteurs ne touchent rien ? RIEN. En quatre lettres. Les droits d’auteur ont disparu." Christophe Hardy, président de la SGDL, défend la rétribution des auteurs et éditeurs par les plateformes de vente en ligne de livres d’occasion ainsi que l’amendement au budget 2025 déposé en ce sens par 11 députés du bloc central dans une tribune parue le 24 octobre 2023 dans Livres Hebdo.
Quelques arguments qu’on pourrait lever sont balayés par avance dans la tribune de la SGDL qui soutient l’amendement au projet de loi de finance 2025 (déposé par le groupe Ensemble pour la République), de même que l’argument d’économie écologique faite au papier d’occasion, les voici :
Deux arguments sont parfois opposés à cette proposition. Le premier (populiste) est de dire que « taxer » l’occasion pénalisera ceux qui disposent de faibles revenus, notamment les plus jeunes. Or l’étude de 2024 montre que les trois-quarts des acheteurs de livres d’occasion ont entre 35 et 65 ans et que, parmi eux, les hauts revenus (les « CSP+ ») sont sur-représentés. Le second argument (écologique) avance le fait que la revente d’occasion, supposée vertueuse, permettrait au livre de vivre plus longtemps, éviterait le pilon et un gaspillage de papier. C’est s’aveugler sur le fonctionnement réel des circuits de distribution des grands opérateurs de l’occasion et leur impact en termes de développement durable : les livres d’occasion sont acheminés vers des plates-formes de tri, qui les réexpédient à l’unité au domicile de leurs clients, multipliant ainsi le transport routier et les opérations d’emballage. Comment ne pas supposer que le bilan carbone de ces grandes plates-formes est donc beaucoup plus dégradé que celui du réseau de distribution du livre neuf en librairies ?
Dans un article de Livre Hebdo on peut lire également qu’une "autre piste évoquée est celle d’un droit de suite. Déjà appliqué aux œuvres d’art, ce dispositif permettrait aux auteurs de percevoir des revenus sur chaque revente de leurs livres".
Avant d’aller plus loin, sur l’âge et les CSP, les pages 18 et 19 de l’étude complète ne disent pas exactement pas ça, mais plutôt que les 35-49 ans sont "sur-représentés", les 50-65 sont habituellement sur la ligne du 0% (ni plus, ni moins représentés, en 2020 ils l’étaient un peu plus, en 2021 un peu moins, et en 2022 à 0%). Quant aux CSP+ qui dominent les acheteur·es de livres d’occasion, je pense que les phrases suivantes sont vraies également pour :
- les acheteurs de livres
- les acheteurs
En effet, quand on est doté en capital, c’est aussi en capital culturel. Est-ce que cette loi va faire quelque chose pour ça ? Eh bien, non, on ne cherche pas les causes. Quant aux étudiant·es, iels sont représenté·es légèrement au-dessus, presque chaque année, il ne faut pas les oublier.
Je reprends avec le "droit de suite". Cela paraît très mal adapté à un objet de consommation, produit à milliers ou dizaines de milliers d’exemplaires. Et si la production est faible, en centaines, de toute façon, le marché de l’occasion n’est pas l’endroit où l’on va retrouver ces livres. Cet amendement ne concerne que les "riches", les plus grosses ventes. Et puis, demain, Jeff Koons va réclamer un droit de suite pour chaque porte-clé chien-baudruche revendu sur Le bon coin, et la famille Van Gogh pour les tasses revendues chez Emmaüs ? Oui, la plupart des occasions que j’achète c’est à la librairie de mon Emmaüs local, voilà.
On nous dit que c’est pour contribuer au droit d’auteur, en effet, la taxe permettrait aux auteurices de percevoir plus de droits puisqu’il y en aurait à chaque vente, re-re-vente re-re-re-vente, du livre (par exemplaire)... C’est un peu fort de lire ça, quand la chaîne du livre paye déjà si peu, en droits, et certains contrats, même de moins en moins, ou promettent et ne versent rien, etc. À moins de vendre beaucoup, on revient sur cette portion de gros vendeurs et vendeuses qui semblent monopoliser l’idée de ce qu’est un·e auteurice. Donc, pour revaloriser le droit d’auteurs et le travail, la solution trouvée est de passer par les plateformes d’occasion privées voire multinationales. Je citerai la tribune en reprenant l’expression de "pseudo-arguments" pour la transformer en "pseudo-loi", ou "pseudo-taxe", et dire que pour aider les auteurices, apparemment "on peut choisir de ne rien faire". En effet, ne serait-il pas plus simple de les payer mieux dès le départ, avant d’attendre la revente d’occasion ?
Comme ce qui se revend est déjà ce qui se vend, relisons l’amendement, qui précise :
Cette contribution est versée annuellement, au plus tard six mois après la date de l’arrêté des comptes, par les opérateurs désignés au I du présent article, auprès d’une société de perception et de répartition des droits régie par le titre II du livre III du Code de la propriété intellectuelle et agréée à cet effet par arrêté du ministre chargé de la culture
Est-ce que la répartition des droits ne risque pas de revenir à un top 1% qui vend déjà beaucoup en volume, et se retrouve mathématiquement mieux représenté sur le marché de l’occasion ?
Ceci restera vrai, à moins d’une répartition équitable par les Sociétés de gestion des droits d’auteur, comment s’en assurer ?
Avant de détailler, ça, d’abord : faudra-t-il imposer aux plateformes de revente de développer un système de traçage des ventes réalisées par ISBN ? Mais pas seulement par ISBN, qui représente l’œuvre, mais par exemplaire, qui représente l’item, l’artefact capitaliste, comment est-ce réalisable ? Est-ce qu’il n’y a pas ici un motif d’arnaque qui se dessine ? Et comment investir pour développer ce système incroyable qui devra aussi être vérifié par un organisme indépendant ? Les plateformes seront-elles aidées par l’État pour appliquer la loi ? Et l’organisme indépendant financé par qui ? Tout cet argent n’ira pas aux auteurices !
Une fois cela fait, on tombe dans l’idée du top 1% ou 5% qui vend déjà et concentre la majorité du chiffre. L’équité serait autre chose, qui briserait les règles habituelles et répartirait équitablement l’ensemble de l’argent perçu à tou·tes les auteurices sans distinction de vente/revente...
On parle d’occasion, et une date est donnée dans l’amendement, de six mois après la mise en vente. On touche là un paradoxe du système, où, si le marché de l’occasion existe, c’est peut-être aussi en partie parce que la distribution d’un livre n’est plus assurée après quelques semaines : les retours deviennent payants. Et j’ai appris auprès de librairies que la date contractuelle n’était pas respectée, il y avait une pression faite sur elles de faire les retours le plus rapidement possible, je ne sais plus si c’est un mois ou trois mois, mais c’est un délai court, très court, qui pousse à toujours proposer de nouveaux titres et à faire disparaître les anciens. Tout le système dit de la chaîne du livre est dans cette fuite en avant des nouveautés d’un temps qui chassent celles du temps d’avant. Les livres d’une rentrée font pilonner les livres de la précédente. Pas certain du tout qu’ajouter une règle qui empêche d’acheter neuf pendant six mois change quelque chose si on ne repense pas la chaîne du livre. Mais on peut "choisir de ne rien faire", j’imagine.
L’autre jour, je me demandais aussi si autant de livres "passaient en poche" en 2024 par rapport à 1994 par exemple ? J’attendais la sortie en poche, par exemple. Mais pour les titres déjà les visibles sans doute. Est-ce que ce n’est pas une piste aussi ? Par ailleurs, on veut quoi ? Que les livres soient lus, ou qu’ils soient vendus ?
Et à ce propos, les bibliothèques, par la SOFIA, reversent déjà des droits, et pourraient en reverser plus si le réseau des bibliothèques était mieux développé. Il pourrait y avoir des réflexions de ce côté. Par exemple, je vais dire quelque chose de volontairement choquant pour certain·es, peut-être, afin de démontrer un point. Les librairies sont bien situées sur le territoire et répondent à un réel besoin, pourquoi ne pas les utiliser comme plateforme de prêt plutôt que comme plateforme de vente ? Ne peut-on pas imaginer un système qui irait dans ce sens, et les droits générés vase-communiqueraient du privé au public. Pourquoi non ? On réfléchit toujours en termes de "marché" du livre, pas en termes de lecture. Combien d’argent public cela nécessiterait-il ? Quelles sociétés privées se réclamant du marché libre et sans concurrence, dans des domaines aussi variés que la technologie, la presse, l’industrie, le tourisme, que sais-je, pourraient voir leurs aides d’États tomber à zéro (un marché vraiment libre comme elles le souhaitent ainsi), pour que cet argent serve la lecture ? Je suis sûr qu’il y en a beaucoup, qu’à se baisser pour les ramasser ! Argument rhétorique ici, on aime l’aspect commercial, boutique, ce marché aussi, c’est vrai, cette sorte de place publique où tout peut se dire et s’échanger. Mais pour l’idée, est-ce que ne valait pas le coup de l’exposer ?
Si l’on pense aux implications techniques qu’aurait cette loi, comment mettre ça en place de manière pratique, efficace, en supposant, pour l’expérience de pensée, que ça soit une bonne idée ou qu’on ait trouvé une manière juste et équitable ? Parce que mettre des bâtons dans les roues d’Amazon, par exemple, je ne suis pas certain que ça fonctionne, je dis ça en restant sur un souvenir de la gestion des droits voisins de la presse, qui a évolué depuis quelques années, pour finir, semble-t-il par fonctionner, je n’avais cette mise à jour, mais je l’ai maintenant. C’était l’idée de certains députés français, en tête desquels Jean-Marie Cavada, de demander à Google Actualités de reverser une taxe parce que la plateforme américaine publiait le contenu des articles sans que la publicité ne génère de revenus pour Libération, Le Figaro ou Le Monde car l’article était intégré dans l’interface Google, on n’allait pas sur le site. Google a eu vite fait de retirer les journaux français de sa recherche, et les gens n’y sont plus allés non plus, le trafic a baissé et tout le monde perdu, sauf Google d’ailleurs. C’était en 2019, et fut temporaire, puis Google a dû payer une amende (un petit demi-milliard pour, précisément, une "absence de négociation de bonne foi avec les éditeurs") et a réintégré les actualités et les résultats de recherche, et payer ces droits à un organisme de gestion de droits voisins (la DVP). Plus récemment :
A la suite d’une décision de justice, Google renonce à lancer en France une expérimentation qui consiste à retirer de ses résultats de recherche les contenus des journaux européens chez 1 % de ses utilisateurs, a-t-il annoncé à l’Agence France-Presse (AFP), jeudi 14 novembre. La veille, le tribunal de commerce de Paris lui avait ordonné de ne pas procéder au test, sous peine d’une astreinte de 900 000 euros par jour.
Ce qui semble prouver la possibilité de "faire plier Google", ou d’autres, avec des prunes ; on ne connaît cependant pas le montants des droits versés, aussi secrets que la recette de l’algorithme de recherche du célèbre moteur, c’est aussi ça le marché privé, la concurrence libre. Dans ce cas là, je m’inclinerais face à cet amendement, si seulement il pouvait m’assurer que ça ne s’applique pas aux particuliers (je crois que c’est le cas), et que cela n’augmentera pas encore la concentration de droits.
Mais ce qui me fait douter est qu’il n’est pas possible d’assimiler le modèle existant des droits voisins à un futur modèle du livre d’occasion. Google a besoin du contenu des actualités de la presse en ligne, sans lesquelles son service d’Actualités et même son moteur de recherche perdrait leur intérêt. Amazon n’a pas besoin de vendre des livres d’occasion : déjà, Amazon vend déjà des livres neufs, et puis tellement d’autres items, que fermer ce service sera invisible dans leur compta. Pour Momox c’est autre chose, le marché du livre d’occasion y passe largement et représente une part importante de leurs revenus. S’il y a une taxe, comment penser qu’elle ne sera pas répercutée sur le consommateur final ? À l’inverse, vu tout ce qui se vend sur Amazon, les américains paieront la taxe, et Momox, société Allemande, plus petite, mais pas petite, sera en difficulté par rapport au géant du domaine.
Difficile d’y voir clair, on y voit assez flou à la fin, tellement que je me demande si l’on ne perd de vue plusieurs choses :
Le temps de vie en librairie ? Le prix du livre neuf ? Le % de droits d’auteurice ? La concentration de quelques livres [1] sur les tables ? La question des bibliothèques et de l’argent public en général ? Les coupes de budgets culture dans les régions qui réduisent les possibilités de revenus (bourses, résidences) pour les auteurs [2] ?
[1] Moindre que ce que je craignais cependant : un rapport de 2018 du ministère de la culture indique que les 1000 titres les plus vendus représentaient alors 20,8 % du chiffre d’affaires total, et les 10 000 titres les plus vendus 48 %.
[2] Pétition en ligne, ici.