Lou Sarabadzic, à Michel de Montaigne, 2

Susa (Italie), mardi 13 août
stop au bord de la route.

Ne crois pas ce qu’on dit : parce que tu es une femme en stop toutes les voitures s’arrêtent illico. C’est vrai, elles s’arrêtent généralement plus rapidement. Disons que là où j’attends quinze minutes, un homme attend peut-être trente. On les voit venir, les masculinistes qui vont hurler au sexisme anti-homme. Oui, mais toi, mon grand, quand tu monteras dans la voiture, on ne te fera pas de leçon de morale sur pourquoi tu ne devrais pas rester comme ça seul en short au bord des routes, et monter avec des inconnus.

Mais on ne le dit pas toujours, et là, soyons honnête : on ne me le dira pas. Le couple qui me prend en stop est plus qu’aimable et intéressé par tout sauf le jugement. Ils sont tous deux italiens, et m’expliquent qu’ils traversent très souvent la frontière par ici, depuis des décennies, car ils ont des amis de l’autre côté, et qu’aujourd’hui, l’autre côté, c’est formidable qu’on puisse le traverser ainsi, sans regard, sans contrôle, sans attente.

On parle de toi, Michel, comme dans toutes les voitures ou presque où je suis montée cet été. Je dis à quel point ton sens des frontières devait être différent, et on parle de ça, aussi. Comme dans beaucoup de véhicules que j’ai partagés ces deux derniers mois : l’Europe, si jeune et déjà rendue obsolète par l’arrogance britannique. Justement, j’habite en Angleterre. On parle de ce que ça signifie, vivre en Angleterre à l’époque du Brexit. De la colère s’échappe de mes mots que j’essaie pourtant de mesurer, je me rends compte que ça fait deux minutes non-stop que je parle pour dire à quel point je suis fatiguée d’en parler.

— Lou Sarabadzic écrit à Michel de Montaigne, dans son livre Notre vie n’est que mouvement, Publie.net, 2020